La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil


Physique et métaphysique du drive-in.


Le cinéma en voiture ne pouvait que naître aux États-Unis, géographie de Grands Espaces à la William Wyler et territoire motorisé de fiction(s) selon Jean Baudrillard. Contrairement aux Américains, peuple patchwork problématique, nation génocidaire et généreuse, l’Amérique (du Nord) n’existe pas, n’apparaît jamais mieux qu’au cinéma, dans une présence-absence fascinante et irritante. Il était une fois en Amérique, le poème proustien à l’opium de Sergio Leone, pouvait aussi bien s’intituler Il était une fois au/le cinéma, tant l’odyssée intérieure de Noodles-De Niro s’apparente à un film méta, à une cartographie mentale empreinte d’utopie et de nostalgie, c’est-à-dire, au niveau de l’étymologie, l’évocation (funèbre, solitaire) d’un lieu idéal situé nulle part ou d’un terrain originel que l’on rêve de regagner après l’avoir perdu, comme le temps de Marcel, in fine retrouvé, similaire alité célèbre élaborant sa propre cathédrale mémorielle et sensorielle. Si le cinéma en France surgit d’une perspective ferroviaire documentaire, sauta sudiste au visage des spectateurs horrifiées et ravis (écrit la légende fordienne) des Lumière dans le huis clos de tombeau et l’obscurité utérine d’une salle de théâtre, son homologue made in USA, histoire de train braqué, western financier symbolique sorti seulement sept ans plus tard, pourtant au siècle suivant, se déroule pour partie en pleine nature, vise à six reprises une cible inaccessible car de l’autre côté de l’écran, Brian De Palma s’en souviendra pour l’ouverture et la clôture de L’Impasse, son requiem mélancolique et sentimental à base de trahison et d’illusion(s). Le film matriciel et aéré d’Edwin S. Porter, il nous plaît de l’imaginer projeté là-bas modestement, au milieu d’un champ, en bordure de bois, devant un parterre de bagnoles, de boutonneux, dans une zone classée rurale des années 30 à 60.


Contrairement aux actuels griefs corporatistes des exploitants hexagonaux déprimés par l’entrée minorée de Netflix sur la Croisette, au dogme fétichiste des éternels amateurs de fauteuils en velours, le cinéma ne se réduit pas au baptême (ici) du mercredi, à un édifice en dur, à une place programmée dans la sacro-sainte « chronologie des médias ». Le cinéma, même formaté, se moque des formats, migre sur tous les écrans de la modernité douée d’ubiquité, s’affranchit des calendriers de diffusion. Art mécanique et réflexif, mouvement immobile dans l’écume du Nautilus, il aime les trains et les voitures, leurs poursuites à la Bullitt, leurs anecdotes (amoureuses ou mortelles, presque la même chose) à la Hitchcock. Quoi de plus logique, pragmatique et poétique, que de voir un film dans une automobile, dans le cocon de l’habitacle, dans l’environnement sonore à la fois distant et rapproché de haut-parleurs portés par les portières, le cadre du pare-brise dans l’axe de celui de l’écran ? La fenêtre éclairée, éclairante, de la toile géante sert dès lors au conducteur momentanément à l’arrêt d’horizon des événements, quasiment au sens astronomique de l’expression : au-delà de lui, le fondu au noir du trou noir, le final cut de l’accident, possibilité ballardo-cronenbergesque inscrite au départ, au démarrage, pour ainsi dire, avec ou sans Jayne Mansfield à la place du mort (de la défunte faussement décapitée), en solo ou en compagnie du jeunot James Byron Dean percuté illico, choc frontal d’un étudiant, apparemment peu respectueux de la priorité, et d’une star filante éprise de vitesse, via sa Porsche romantique, cercueil véloce acquis grâce au fric cinématographique, à la reprise de la route dédoublant dans le monde supposé réel le « ruban de rêves » (ou la « route » de briques jaunes de Dorothy-Judy à Oz) précédemment déployé, étalé dans la nuit étoilée.


Auparavant, on peut également se livrer en relatif secret à la lubricité adolescente, s’envoyer en l’air à l’arrière, davantage quand les blue movies en viennent à remplacer les séries B, fantastiques ou pathétiques. Le cinéma carbure au désir et le sexe s’avère le vrai carburant des automobiles, métaphore, plus ou moins dans le confort, et moyen, peu ou pas serein, d’acquérir une puissance socio-sexuelle à crédit, désormais à dimension écologique, comme se chargent de nous le rappeler la publicité, y compris politiquement correcte, ou les hôtesses des salons spécialisés, aimables et souriantes vestales du volant. En quatrième vitesse, pas celle, en mode Pandore atomique, de Robert Aldrich, quoique, le siège inclinable (la couchette, sa variante de TGV) se métamorphose en lit d’appoint, sur fond de dialogues, de notes, de bande-son infusée dans le film-réalité de la sexualité, acte suprême et dérisoire d’épreuve de la chair, d’union dans l’effusion, de témoignage au doux (dé)goût d’outrages, surtout à cet âge. En regardant un film, on apprend toujours à mourir, éventuellement à vivre ; en faisant l’amour, on répond par son corps et celui de son (de sa) partenaire (de jeu sérieux entre mourants consentants, voire énamourés) à la mort constamment planquée dans le coffre, cadavre ricanant embarqué à chaque kilomètre, au moindre tournant probablement dangereux car hanté par une « dame blanche », spectre légendaire et transfrontière en écho routier aux fantômes limités du métrage, divinités indifférentes sises en surplomb des ébats à voix basse, À bout de souffle godardien, des anatomies mêlées en regard caméra, à l’abri des vitres vite embuées. N’oublions pas les familles pour autant, les gosses turbulents et bruyants, bien compartimentés au sein paternel (non plus maternel) de la carrosserie, l’une des justifications et raisons du succès du dispositif scopique.


Il faut donc (re)voir La Fureur de vivre en plein air, au grand air, les visages, les paysages et le planétarium agrandis à l’envi, la course à huit roues déroulée sur toute la longueur du rectangle virginal posé sur la sombre immensité du ciel. Souvent réchauffé, prémâché, le cinéma américain sent rarement le renfermé, à l’opposé du français, notoirement adepte du studio, de chambres à coucher, de milieux clos (la bourgeoisie, au charme pas si discret, plutôt frelaté), d’irréalisme sociétal, a priori quand il se pique de proposer des portraits soi-disant issus d’un insaisissable réalisme social. L’installation renseigne sur la psyché, mesure la taille des postures et des impostures : à chaque superficie correspond une approche particulière, une appréhension personnelle (collective) de l’espace (naturel et narratif), de la position du spectateur face aux images. Si la bande vous déplaît, vous pouv(i)ez bander, quitter corps et âme le parc à guimbardes, vous enfoncer dans le canyon de votre copine, plonger dans les ténèbres de l’Americana, au risque d’y croiser, mauvaise rencontre à la David Fincher transformé en Élizabeth Teissier, un tueur en série entiché de signes zodiacaux. Depuis, paraît-il, les rares survivants, dans la Bible Belt ou à Téhéran, promeuvent le cinéma indépendant, poussent au mépris du droit de propriété, du règne lucratif de l’immobilier. Outsider loin des fastes enfouis d’un Francis Ford Coppola converti à la vigne, le drive-in représente une certaine idée appliquée, matérialisée, du cinéma. Architecture de textures et de luxure, façon bon marché de calmer les marmots, de copuler en chœur, de s’éclater à plusieurs, en blousons noirs de John Travolta gominé ou en costard indie, il sut s’enraciner dans le réel, se greffer en douceur et hauteur au milieu d’une mythologie, afin de dispenser aux masses attentives ou distraites une brassée de mythes initiatiques.  


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