La Queue du scorpion : À propos de Roger Corbeau
Mythologie Morin ? Cimetière serein…
Il convient de bien observer les mots
des hommes d’images, car au creux et en coda d’un entretien carrément
éclairant, Corbeau déclare : « Quand j’ai tourné Gervaise », « les
spectateurs interprètent mieux en noir et blanc. » Le fameux « photographe de
plateau », durant une cinquantaine d’années au boulot, se considère donc
(de) lui-même de ciné metteur en scène, se soucie de la réaction, de la
réflexion, du public photographique. Cinéphile juvénile, impressionné par
l’expressionnisme, tendance Dreyer, Lang ou Pabst, poète du portrait, seigneur
de l’obscurité, Corbeau aborda et adouba quand même la couleur, avec un bonhomme
bonheur, cf. cette galerie jolie, mise en ligne magnanime. Douze ans de décéder
avant, il fait fissa le point, il met au point, le flou, il s’en fout, un
autoportrait express, où l’accompagnent
par exemple Pagnol, Cocteau, Faye Dunaway, Jodie Foster & Suzy Delair, Sophia Loren & Gina Lollobrigida, Danièle Darrieux & Michèle Morgan,
remarquez le tandem d’initiales
dédoublées, auquel rajouter bien sûr le reflet de B(rigitte) B(ardot), modèle
sensuel à marionnette suspecte, en tout sur le set de La Femme et le Pantin (Duvivier, 1959). À découvrir de
l’artiste les vifs souvenirs, une nostalgie chérie transpire, à peine adoucie d’une
sorte de neutralité fataliste (« Je ne suis pas contre : c’est
l’évolution »), celle d’un certain cinéma d’autrefois, surtout français, souvent
peu apprécié de François Truffaut & Co., loin s’en faut, puisque Corbeau
collaborateur – une pensée rapide pour l’homonyme du vrai-faux collabo Clouzot
(Le
Corbeau, 1943), dont La Prisonnière (1968) guère
austère se fit aussi tirer le portrait par Roger – certes de Renoir (Toni,
1935), Ophuls (De Mayerling à Sarajevo, 1940), Bresson
(Journal
d’un curé de campagne, 1951), chouchoutés par les Cahiers, mais idem de Raymond Bernard (Un
ami viendra ce soir, 1946), Delannoy (La Symphonie pastorale,
pareil), Le Chanois (Les Misérables, 1958), Christian-Jaque
(La
Seconde Vérité, 1965) ou Hunebelle (Fantômas se déchaîne,
1965), réalisateurs qui à en croire les mêmes ne méritaient que la poubelle.
Si Corbeau pratiqua son art en
pratiquant le grand écart, à l’écart des catégories rassies, des
excommunications à la con, tout ne se vaut pas, ça va de soi, rien ne légitime
de jouer au juge, au magistral magistrat, a
fortiori lorsque ensuite soumis à l’hexagonale orthodoxie de la jadis
honnie bourgeoisie, il le dut à son désir assumé de mettre en pratique des
acteurs davantage que des « auteurs » une « politique ». Capable
de bosser au côté de Gance & Guitry, Diamant-Berger & Dassin, Clément
& Cayatte, Verneuil & Welles, quel zèle, quelle clique hétéroclite, à
Jacqueline Audry esseulé accessit (L’École
des cocottes, 1958), Corbeau escorte Chabrol, vite renégat de « Nouvelle
Vague », à partir de La Décade prodigieuse (1971), la
sienne, ultime, se terminant après treize ans (Le Sang des autres,
Chabrol, 1984). Vaincu par la vieillesse, par la trivialité avérée du ciné, son
absence de « distance », sinon de discrétion (« Aujourd’hui,
tout est dit. Il y a trop de sang, de sexe, de violence... »), le preneur
de vues se retire au mitan d’un autre temps, d’une foule de films en effet
différents. La « mort du cinéma », antienne malsaine, mauvaise fée
dès sa naissance sur son beau berceau penchée, puis pendant le passage de
l’éloquent « muet » à du « parlant », du « chantant »,
la logorrhée, se vit galvanisée par le cruel contexte iconographique,
médiatique, des années 80, les salles assiégées par l’offensive de la vidéo, du
clip, de la publicité, acte de décès rédigé dans le sillage d’un Serge Daney,
alors Roger se réfugia au royaume du « rêve » éveillé,
« merveille » démocratique, merci à « l’amie du
costumier », comme les contes de Marcel « tellement plus beau que la
réalité. » Adieu aux nièces, aux neveux, aux politiciens de rien (« à
sublimer »), l’autodidacte « angoissé », décoré, ses archives
selon ses souhaits nationalisées, se focalisa sur les visages de cinéastes, de stars, c’est-à-dire d’acteurs et
d’actrices dociles et complices, parfois, tel Jean Marais, déroutés de l’infidèle
fidélité de leur face familière, étrangère, photographiée, de sa
« vérité » révélée, le corpus
des opus quant à lui doté, dixit Chabrol, d’une « profondeur »
opaque, sous la surface du récit, de la panoplie, dissimulée, allez.
En écho à son contemporain Sam Shaw, à
sa collègue Mary Ellen Mark, Corbeau s’exerça sans cesse, à l’occasion des
tournages, des tirages, à capturer en une seule image, une image unique, yes indeed, quelque chose de capital,
d’authentique, à déceler derrière les traits, de facto à l’objectif accoutumés, une individualité, une identité,
une intimité, un mystère à la fois maintenu, offert. En Italie, on désigne les
compositions sur scène, sur l’écran, sous l’appellation de « musique
appliquée » ; la photo de plateau participe de ceci, doit savoir en
un instant saisir du film ou de sa genèse l’esprit. Mieux que quiconque,
Corbeau s’en rendit compte, sa maestria résuma des métrages au moyen de
magnifiques images d’un autre âge. Devant l’appareil appliqué, patient,
présent, Simon & Fernandel fricotent, Marais se métamorphose en Narcisse
noyé, par une énorme caméra convoité, voire consolé, Tony Perkins paraît un
nain à la Alice de Lewis, Brigitte, agenouillée, jambes pliées, dialogue ad hoc avec une Arletty aux sombres bas
mimis, Cuny & Casarès inquiètent, Serrault & Aznavour menacent à leur
tour, Gabin, clope au bec, marche seul, Gainsbourg, à l’arrière-plan des nuages
lourds, fait la gueule, Carmet s’amuse, Brialy dépérit, Belmondo chasse illico, Geraldine Chaplin ne déprime, Annie
(Girardot) se déshabille, Mylène (Demongeot) tente une triplette, Dany (Carrel)
ranime Delphine (Seyrig), endeuillée à la Resnais, Baur regarde encore sa
misérable mort, en noir et blanc « néant » hors-champ de Nitchevo
(Baroncelli, 1936), Raimu rigole, pas Martine Carol, Bourvil & Newman se
déguisent, nous dégrisent, et Simone Signoret (« toute jeune. Ce qu’elle
pouvait être belle ! »), assez sublime, je confirme, s’assied pour
l’éternité, au sein d’un fauteuil ou cercueil tressé, façon Emmanuelle (Jaeckin,
1974), substituée à la regrettée Sylvia Kristel.
Nul besoin du bath Barthes afin de signifier la photographie, par extension historique le cinéma fantomatique, en art funéraire, mon cher, toutefois ces spectres-là, ni pompeux ni paresseux, persistent à (se) survivre, à séduire, à inspirer, à contempler, depuis l’inaccessible « autre côté », notre modernité désormais contaminée, démoralisée, démobilisée, aux cinés fermés, à l’esprit critique prié par la « police de la pensée » mondialisée de (se) la fermer. Que penserait Corbeau Roger de cela, mélasse sanitaire de storytelling totalitaire ? Peut-être qu’il s’agit de clichés d’un ramassis, d’un buffet froid refroidi, du monde immonde des morts-vivants rescapés du déjà peu enthousiasmant « monde d’avant ». Photographier la folie, ses infectes fadaises, ou les femmes fréquentables, les hommes aimables ? Choisis ton camp, camarade, en accord avec ou a contrario de Roger Corbeau, conservateur et novateur, réactionnaire et révolutionnaire, « mon (dis)semblable, mon frère ».
Merci pour ce très beau billet, hommage à un sacré auteur d'images d'hommes et de femmes miroirs à reflets multiples et fascinants au travers de leurs divers rôles, vrai que Simone Signoret toute jeune était belle, si ensorcelante, j'apprécie les clichés pris dans la forêt, quelques ancêtres perdus du côté de Haguenau y sont peut-être pour quelque chose...
RépondreSupprimerMerci à vous de l'avoir apprécié puis commenté.
SupprimerDes bois, de l'effroi, pourquoi pas :
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2018/05/the-woods-films-et-forets.html