Le Diable boiteux + Les Chaussons rouges : Voyez comme on danse
Le corps, encore, la mort, mon amor…
Du sieur Sacha, on connaissait bien
sûr, en les appréciant à leur valeur, le novateur Roman d’un tricheur
(1936) et les aimables comédies sentimentales, menées en tandem « contre, tout contre » l’impeccable Jacqueline
Delubac (Bonne chance !, 1935, Désiré, 1937). Pourtant l’on ne
soupçonnait une pareille capacité à savoir la danse filmer. Via la valeureuse et chère Jacqueline
Waechter, nous voici donc en train de découvrir une scène évocatrice du Diable boiteux (1948), paraît-il tentative de réhabilitation dédoublée, du
diplomate polémique, du principal intéressé, pendant l’Occupation en effet très
occupé, que l’on pourrait pourquoi pas rapprocher du similaire et différencié J’accuse
(2019) de Polanski, pardi. Car, a
contrario du Souper (1992) de Molinaro, autre pièce transposée, point
d’après un script premier censuré
puis accepté, à optique inversée, fi d’apologie, à la santé des salauds, pas vu
ni visionné celui-ci, il faut se focaliser sur le passage concerné, dont la
maestria dialogue à distance, en correspondance, à l’unisson, en contradiction,
avec celle du parfait contemporain, du contemporain parfait, Les
Chaussons rouges (Powell & Pressburger, 1948) comme un conte de
fées fabuleux et défait. Si les « Archers », durant une séquence
dansée d’anthologie, de fantastique et funeste fantaisie, parvinrent à pénétrer
la psyché tourmentée de leur héroïne ballerine, le proscenium adoubé, aboli en summum
de cinématographie, la paire d’opus partage, au moins le temps d’un instant, un même sens de la prestance et du
mouvement, de la puissance et de l’épuisement. Dramaturge fameux, Guitry, je le
dis, je le redis, à la suite d’admirateurs nommés Welles & Truffaut, fit
bel et bien du cinéma, cela me semble aller de soi, vous allez vite comprendre
comment, en parallèle de Pagnol, point commun d’un Fernandel dramatique ou
drôle.
Selon lui, Guitry, sur la
« lanterne magique » de l’écran, amitiés à Ingmar Bergman, à sa Laterna
magica
autobiographique, tant pis envers Greta Garbo la pique physique, se
déroule ainsi une sorte d’espagnolade loin de la rigolade, qu’escorte la
célèbre Suite espagnole d’Isaac Albéniz, pas encore reprise par les
Doors de Spanish Caravan, dame, qu’éclaire le
compatriote Nicolas Toporkoff, par ailleurs DP sur le Fanny (1932) de Marc
Allégret, Marcel idem. Longtemps
avant les essais pas si expérimentaux de filmé flamenco à la sauce Saura Carlos
(Flamenco,
1995, Flamenco, Flamenco, 2010, Beyond Flamenco, 2016), on y suit un
danseur souple et svelte, doté de castagnettes, au sein d’un spectacle presque
impérial, presque familial, puisque donné à domicile, chez l’accueillant
Talleyrand, faites place aux infants. A
priori capturée en prise unique, au moyen de trois caméras, depuis des perspectives
de plus en plus rapprochées, au montage assemblées, beau boulot de la Française
Jeannette Berton, ou du British
Reginald Mills, la scène s’étend moins de quatre minutes, alors que la moirée, chérie, Moira Shearer « meurt » au terme d’un quart d’heure. Vicky se mire et
s’admire au miroir mouroir, plonge dans des chaussons de délectation, de
damnation, de tout son cœur, en couleurs, écartelée entre l’art et l’amour,
impossible de décider, de s’arrêter, sacrifice sublime de rousse sans retour,
merci aussi, of course, à Jack
Cardiff & Hein Heckroth, à Andersen & Easdale. Au sujet de tout ça, qui
traumatisa un certain De Palma, j’écrivis jadis ces lignes complices,
permettez-moi de m’auto-citer, allez (L’Insoutenable Légèreté de l’être :
Notes sur les comédies musicales) :
« Tout ceci, bel et bon, pèche par didactisme – négligeons la
géographie, faisons fi des frontières : elles s’évanouissent superbement dans
le ballet halluciné des Chaussons rouges, quand Moira Shearer, pas encore
visée par le pied-couteau de la caméra du Voyeur, s’élance dans l’espace illimité de son désir, de sa passion (douloureuse, autant que les pieds en sang implicites du titre
emprunté à Andersen), de sa malédiction dansante. La caméra, à l’unisson de la
danseuse, sorcière rousse passible du bûcher (des vanités d’artiste,
préférables aux engagements trop sérieux de la guerre), de la partition
possédée de Brian Easdale, compositeur précieux trop méconnu, s’affranchit avec
ravissement de la scène théâtrale et du « quatrième mur » invisible du hors-champ.
Nous voici à l’intérieur de sa tête, dans son corps aussi flamboyant que sa
chevelure, au cœur (battant) de la danse enfin filmée, non plus enregistrée par
paresse. Cette fille va mourir, elle le sait avec nous, emportée dans sa
fantasmagorie visuelle tressant le sens païen du sacré au pur raffinement
calligraphique des Archers, mais elle vit durant ce moment, elle brûle comme aucune autre avant ni après elle,
elle imprime la pellicule à la façon dont Baudelaire parle du papier consumé
par le sceau d’authenticité des mots, du « cœur mis à nu », justement (Jennifer
Jones, dans La Renarde, ne dansera pas,
mais ranimera le feu intérieur de l’héroïne sacrificielle). »
L’objectif mobile de Powell magnifie
un mélodrame mental, découpe le corps, le décor, traverse et transperce
l’espace, le dépasse, tandis que Guitry élit le noir et blanc, l’ici et
maintenant, le souverain salut, les guitaristes de visu, la permission, l’autorisation, le public de trois côtés
disposé, le patio de studio, le cadre de carton-pâte, lieu sérieux, sinon
sidéré, stupéfait, d’un happening de
poche, d’un exercice concentré, à la limite de l’homoérotique et du christique.
Mélange de statisme, de mobilité, de direct, de virtuosité, le moment étonnant
retravaille à sa manière austère, à l’écart du luxe des Archers, une mise à
mort en écho, une solitude et une finitude cette fois-ci au feu du flamenco. Au
milieu d’une facticité assumée, costumée, d’une dramatisation au carré, celle
de l’anecdotique diégétique, celle de la musique hispanique, se donne à voir la
vérité du danseur, de sa sueur, de son corps, de son effort, de sa face, de sa
grâce, de son numéro filmé in extenso,
en rime, surprenant, pas tant, à l’imagerie pornographique, elle-même accusée
de misogynie, à l’instar et à tort de Guitry. En passant de la scène du théâtre
à la scène de cinéma, Sacha & Pagnol préférèrent à l’éphémère épiphanie, à
chaque représentation offerte, accueillie, l’éternité du ciné, cependant
soumise à son propre « principe d’obsolescence programmée », en
partie liée à l’amnésie des sorties, du marché, à la problématique pérennité du
support impliqué, analogique ou numérisé. Néanmoins ces hommes de mots et
d’images, d’indépendance et de liberté, au-delà de la volonté de relative immortalité
précitée, surent en sus s’adonner à la dramaturgie et à l’anatomie, à la
présence du dialogue ou du monologue et à l’absence de parlote, à la recherche
d’un réalisme basé sur le son, la sensation, l’immanence de Raimu et la voix off bienvenue, leur « art oratoire »,
désormais au média du métrage transcendé, y acquérant de facto une sensualité sexuée ou singularisée, pragmatique et
mythologique, la seconde Jacqueline de Manon des sources (Pagnol, 1952) en somptueuse synthèse sombre et solaire, douce et amère.
En conclusion, en résumé, Powell se
soucie de lyrisme, se préoccupe de poétique, Guitry privilégie la
phénoménologie, portraiture le politique, c’est-à-dire l’inscription d’un corps
athlétique et pathétique à l’intérieur de l’espace (du) public, sa force
fragile, radieuse, malheureuse, face à l’opacité morose, en amorce, d’un
pouvoir ponctuel, temporel, servi et observé de près, voire utilisé, par le personnage digne
d’hommages ou d’outrages, suivant le point de vue adopté, du titre antithétique, au
surnom moqueur et maléfique, témoin et acteur insubmersible, sempiternel. In extremis, à terre l’artiste glisse,
littéralement à genoux au(x) pied(s) du magnanime manitou. Toutefois il
triomphe, Vicky aussi, à elle les applaudissements devenus océan, à lui ceux de
spectateurs moins nombreux, démonstratifs, pas moins ravis, victoire à la
Pyrrhus dans les deux cas, consécration de destruction, extase de disgrâce, persona du don de soi, danse de cinéma,
oui-da.
Merci pour ce très bel éclairage !
RépondreSupprimercomme un ballet de mots et de films choisis soulignant la chorégraphie subtile
de deux opus à fabuleux reflets sensuels, tous corps émouvants offerts au coeur de notre regard...