Les Demoiselles de Rochefort : Le Parfum d’Yvonne

 

Des chants d’antan, maintenus maintenant…

Contraste et concordance : malgré du métrage la grisante immanence, Yvonne & Maxence n’apprécient le présent ni n’en font l’expérience. La cafetière, pas encore en colère, à cause des contemporaines mesures de fermeture pseudo-sanitaires, molto totalitaires, du passé prisonnière s’avère ; l’artiste au service militaire se projeter préfère, peintre épris d’une introuvable et pourtant à proximité tendre et chère. À nouveau portuaire, alors solaire, sise place Colbert, en dialogue à distance et en réponse à succès à Lola (1961), La Baie des Anges (1963), Les Parapluies de Cherbourg (1964), la mélancolie de Demy irradie, déploie en duo à deux voix le géométrique et le mélodramatique, au sens certes étymologique. On sait, via un aveu de l’intéressé, ou le souvenir de l’ami Paul Vecchiali, que le marin amoureux d’une image idéale devait d’abord terminer sous les roues du camion des forains pas un brin durassien, quoique, mais même dépourvu de cet épilogue over the top, une pensée pour la regrettée Françoise Dorléac, elle-même vite victime d’un accident au volant, Les Demoiselles de Rochefort (1967) laisse entendre en sourdine sa tristesse intrinsèque, sa chanson d’amour, sinon de désamour, et de mort. Durant les séquences suivantes, les personnages font donc leur déclaration, pas d’impôt, plutôt de credo, au creux d’un décor aux allures d’aquarium rectangulaire, dont le cadre clair se voit dupliqué, surcadré, par celui du widescreen utilisé. Filmé en 2.35, projeté/décuplé en Franscope, l’item trace des lignes visibles et invisibles, le café en carrefour des destins et des parcours. Puisque le sentimentalisme assumé ne saurait se dispenser d’une lucidité avérée, voire d’une obscurité en douceur revendiquée, Demy introduit l’endeuillé Dutrouz, Subtil, pas Marc, assassin passionnel se lamentant des événements de son temps, qui lui rappellent l’ancien temps, celui d’avant, d’avant la guerre, à peine hier.

Du monde immonde on peut s’extraire de diverses manières, en Pépé porté sur les maquettes suspectes, en lecteur de journal à la nietzschéenne monstruosité d’altérité, d’intériorité. Chez Demy, les patronymes informent et les paroles affolent, désormais se dénommer Madame Dame, mariage d’outrage et de naufrage, dommage, ne fait marrer la bonne Yvonne, contrairement au tandem d’hommes. Auparavant, l’amateur de peinture, par ailleurs possesseur d’Une chambre en ville (1982), à l’instar, bientôt, de Berry Richard, exposait à la serveuse gentiment railleuse, consolatrice par pragmatisme, son odyssée cosmopolite et dépressive, picturale et bancale. Magnifié par une caméra énamourée, en travelling avancée, Jacques Perrin, très décoloré, par Jacques Revaux vocalement doublé, n’aperçoit le trio en train d’entrer, va vers DD en panoramique filé, délié, admirez au passage le verre de vitrail, de laïque église déjà seventies, signé du régulier Bernard Evein. La brève symphonie en blanc et bleu, ponctuée par une soupçon de jaune, citrons en bocal, par une touche de rouge, la chemise de Chakiris, se glisse avec délice au sein d’une phrase de jazz, mémorables mélodies du grand Michel (Legrand) arrangées puis conduites par l’estimable Vladimir Cosma, oui-da, diffusées sur le set, comme les thèmes de Morricone selon Leone, le rêveur éveillé sourit, se déplace avec grâce, charme le public, domestique et diégétique. Tandis que s’élève le chœur hors-champ sur un plan d’ensemble des silencieux clients, l’objectif à l’unisson prend un peu de hauteur, divise l’espace, profile la perspective et profite de la ligne de fuite, démonstration en mouvement et en son d’une solitude à plusieurs, d’un aria de bar et peut-être tabac effectué à cœur ouvert.


Derrière Maxence, la vie se poursuit, il ne s’en soucie, il ne tique à la réplique presque sarcastique du Ricain adorateur de la rousseur… Plus tard, au même endroit dorénavant dépeuplé, la patronne ne porte un gardénia, Billie Holiday ne s’en plaindra, davantage une sorte de magnolia, que les spécialistes me corrigent, pas celui de Claude François, au-dessus d’une robe rose, accessoire de réminiscence morose. Au-dehors, on s’affaire afin de parfaire la foire, la fête, au-dedans, l’esseulée et svelte Garnier, c’est-à-dire Danielle Darrieux non doublée, se remémore sa maternité, grossesse à confesse plus habituelle que celle de L’Événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune (1973). Un panoramique supplémentaire inverse le précédent, au lyrisme se substitue l’ironie, demoiselle à jumelles issues du ciel, et la nostalgie, sillage de mensonge mexicain, de décennie enfuie, de retour au jour de l’amour, mouchoir en main, parce qu’il le valait bien, surtout en alexandrins. On l’entend, on le comprend, il s’agit ici, à chaque instant, émouvant ou amusant, à chaque fois d’un acte de foi dans les puissances partagées, exposées, du désir et du ciné. Demy ne nie l’inassouvi, ne néglige le regret, cependant il sait, en alchimiste du réel, quitte à le chanter, à l’enchanter, à le réenchanter, à le dépeindre et repeindre à l’instar et a contrario d’Antonioni Michelangelo, je vous renvoie vers la subjectivité visualisée, maladive, déceptive, du Désert rouge (1964) et de Blow-Up (1966), le transmuter en cinéma, en spectacle au carré, d’une évidente dimension méta doté. Cinéphiles à leur façon, en chanson, Yvonne & Maxence in extremis connaîtront une seconde chance, concluons en rassurant le lecteur innocent.

Ludique et adulte, Les Demoiselles de Rochefort ainsi nous stimule encore, carbure à un bonheur mêlé de malheur, incite à transiter, à dépasser la lourdeur, la pesanteur, à respirer la légèreté, à oser le rebond, la traversée du pont. De l’autre côté nous attendraient les spectres sinistres du Nosferatu le vampire (1922) de Murnau ? Il en faut, ils n’effraient, ils envahissent, aujourd’hui et jadis, notre médiocre et anémiée réalité – raison rajoutée de saluer la santé ensoleillée, la vaillance vibrante et la pertinence impertinente de cet opus faussement insouciant, remède immédiat à l’immobilisme et à l’emmurement de notre époque en toc, de nos temps de découragement et de désenchantement.

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