Bravados : Pardonnez nos offenses

 

Sous le signe de la corde et de la croix…

Ouvrage de vengeance et de violence(s), Bravados (King, 1958) dialogue à distance avec Un justicier dans la ville (Winner, 1974) et Taxi Driver (Scorsese, 1976). Comme Kersey, Douglass aboutit à une impasse ; comme Bickle, il connaît la gloire sur le tard. Mais bien moins abstrait, désincarné, que le Clint Eastwood de L’Homme des hautes plaines (1973) et Pale Rider (1985), plus croyant que les précités architecte et vétéran, il va devoir désormais vivre avec le souvenir de sa culpabilité décuplée. Si Carrousel (King, 1956) attribuait au protagoniste en plein péché, puisque suicidé, une seconde chance de bienveillance, Bravados duplique presque à l’identique le traumatisme initial, à savoir viol suivi d’homicide, dispense du pardon et prodigue la damnation. Au terme de sa traversée aveuglée de l’Enfer sur Terre, où la nuit américaine technique devient vite métaphysique, éclaire sur la nuit de l’Amérique nordiste, l’ange exterminateur, obsédé tueur coupable aussi d’erreur(s), de western non plus urbain, plutôt de terrain, finit au sein d’une église, à proximité de la prison, y fait son examen de conscience in extremis, son mea maxima culpa avant de recueillir de la foule locale les vivats. Ni Sisyphe de l’autodéfense à la Bronson, ni bombe à retardement et au volant de l’ultime plan à la De Niro, l’impeccable Peck interprète avec une difficulté d’acteur avouée, dépassée, un époux et un père perturbé, une mémésis sans pitié. Mal orienté, davantage désorienté, via un voisin malsain, vrai violeur/voleur de meurtrier faux témoin, prospecteur luciférien, il débarque en petite ville puis traque aux grands alentours ceux, croit-il, responsables de la mort affreuse de sa femme. Hélas, lucidité d’artiste en partie de l’imagerie spécialiste, de cinéaste d’éducation méthodiste converti au catholicisme, les sentiers de la pendaison ne conduisent vers la rédemption, prédisposent à la perdition.

Opus précieux pour appréhender l’étasunienne psyché, surtout communautaire, solidaire, à chorale immaculée, à main armée, Bravados évoque en outre le Cronenberg canadien et sarcastique de A History of Violence (2005), autre récit renversé, similaire et différencié, d’identité insoupçonnée, de sauvagerie à domicile, provinciale et civilisée, de dessillement sidérant et in fine de famille recomposée, à bénédicité, sinon d’absolution. Du premier hom(m)e invasion au second, revoilà une cartographie des USA, de leur intérieur combat, revoici l’exploration d’une nation de religion et de discrimination, puritaine et pornographique, héroïque et pathétique. Sur fond métaphorique de maccarthysme, d’interrogatoires à désespoir, de dialectique dynamique entre l’individu et la rue, la citoyenneté et la Cité, Bravados répond à sa façon à l’amertume et à la solitude du Train sifflera trois fois (Zinnemann, 1952), Lee Van Cleef en partagé fautif, en victime inversée de Et pour quelques dollars de plus (Leone, 1965), montre mémorielle à gousset substituée à son homologue musicale, d’agression sexuelle de sœur suicidaire revisitée. Le personnage tout sauf décoratif de Joan Collins, bientôt mariée instrumentalisée du prosélyte Esther et le Roi (Walsh & Bava, 1960), ici fantôme ou fantasme à contre-jour et en CinemaScope surcadré, cristallise les contradictions, représente un horizon : cavalière altière, buveuse de bière, Josefa se rend à la messe en robe incendiaire, son décolleté d’un crucifix surmonté, elle porte itou un bas noir et un haut blanc, elle ressuscite la licence et l’intempérance d’antan, celles de la lointaine Nouvelle-Orléans, elle dirige le ranch d’héritage paternel et ordonne tel un homme, elle adore encore le grand type mutique, chasseur de hors-la-loi depuis six mois, papa d’une demi-orpheline élevée par Juanita, remarquez des prénoms la quasi homonymie.

À défaut de développer la question classée raciale, là-bas cruciale, melting pot mythique et problématique, Bravados privilégie celle de la loi, à instaurer, à restaurer, au centre du pays et des esprits, pas seulement du temps des pionniers, de la Frontière à pacifier. Afin de l’exercer, de pendre au lieu de lyncher, notez la nuance, regrettez l’absence de clémence, il convient de connaître la vérité, de juger en toute équité, de séparer les mauvais du bon larron. Silva, subtil, s’y colle, incarne un Indien aux allures de Mexicain, un deuxième père guère patibulaire, complice en retrait, magnanime et désargenté. Par le raisonnement et le désarmement, en douceur il fracasse la cuirasse de Douglass, il lui fait saisir l’absurdité de son obstination, la criminalité de ses exécutions, exercice de maïeutique in situ, sa dame à lui portant son propre petit à l’instar de Jésus une certaine Marie. Comme Abraham & Job, Bravados met à l’épreuve le gaillard à l’écart, crève son cœur pour tester sa ferveur, ne lui accorde aucune faveur, hormis la prière, de lui-même, de ses frères et ses sœurs réunis en chœur. Le métrage modeste et majestueux dispose en plus d’un vrai-faux bourreau un brin rigolo, baptisé Monsieur Simms, appréciez le patronyme explicite, de simulacre phonique (seems), d’un curé au courant, d’une otage à outrage(s). Affilié à la Fox, rétif à l’angélisme, au manichéisme, aux compromissions, aux sermons, l’estimable réalisateur du Chant de Bernadette (1943), des Neiges du Kilimandjaro (1952), du Soleil se lève aussi (1957), de Tendre est la nuit (1962), démontre donc que le révisionnisme, oui ou non à cheval, des institutions, de l’idéal, ne date en vérité des dépressives seventies, n’en déplaise aux partisans du politiquement correct épuisant ou aux experts universitaires soumis à l’amnésie.

Bénéficiant en supplément du talent de Philip Yordan, le scénariste de Johnny Guitare (Nicolas Ray, 1954), du Cid (Anthony Mann, 1961), du Plus Grand Cirque du monde (Hathaway, 1964), d’ailleurs adaptateur d’un roman de Frank O’Rourke, dont le bouquin A Mule for the Marquesa servit de base aux Professionnels (1966) de Richard Brooks, en sus de l’élégance disons royale de Leon Shamroy, directeur de la photographie sur Péché mortel (Stahl, 1945), La Tunique (Koster, 1953), Le Roi et moi (Walter Lang, 1956), La Blonde et moi (Tashlin, idem) Cléopâtre (Mankiewicz, 1963) ou La Planète des singes (Schaffner, 1968), Bravados mérite vraiment sa redécouverte, séduit par sa pas si surprenante maestria, on renvoie vers les scènes des trois assassinats, modèle de cadrage, de découpage, de minutage, par sa capacité à combiner le classicisme et l’inquiétude, la sensation physique et la réflexion politique, le divertissement et la morale. On y entend la scie insistante du gibet en train d’être monté, qui « projette une ombre même la nuit », pardi, et des chants d’enfants, on y sent l’énervement des gens, la tension d’une confrontation, on y fête saint Antoine, on y oppose « justice humaine » et « pitié divine », on y regarde le ciel, majuscule optionnelle, et les cimes des arbres, si silencieux, on y allume des cierges de mélodrame maternel, on y écoute des voix réverbérées, en français, on y mange du pain multiplié point, on y profère sa punitive colère, on y apporte son réconfort, on y casse une cruche sur le crâne du blanc étranger mal intentionné, on y demande de l’aide, on s’y salit les mains, sombre destin. Tragique, pas ironique, Bravados délaisse la consolation, autorise l’émotion. Dans La Malédiction (Donner, 1976), Peck échouait à se débarrasser de son démon d’adoption ; dans Bravados, survivant morose, il enlace sa gosse et sort sous le soleil satanique, enténébré, d’un monde autant rassuré, rééquilibré, que désenchanté, endeuillé.

Condamnée ou approuvée, honnie ou applaudie, la violence innerve ainsi la société et par conséquent le ciné des États-Unis, si souvent désunis, jusqu’au récent et indécent trumpiste psychodrame de Capitole capital. Sauveur et imposteur, messie et judas, Douglass s’en va, en latéral travelling arrière et panoramique circulaire, Helen sur le bras, Josefa à son bras, couple de cortège sacrilège et sacré, victoire à la Pyrrhus, pas mieux, pas plus. L’aventure et la vie se poursuivent, des deux côtés de l’Atlantique, au creux du cœur tendre et en fureur de chacun, de chacune, car la moralité douce-amère bien sûr ne se limite à ce territoire, à cette histoire, majuscule possible, bis, elle nous imagine au lumineux et noir miroir, étrange mélange d’ange et d’adversaire, de bravoure et de bravade, de héros et de salaud, de confiance et de défiance, aujourd’hui et à l’infini.    

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