George de la jungle : Tristesse et liesse de Méliès
Suite à leur visionnage sur le site d’ARTE, retour sur treize titres de
Georges Méliès.
Sa société disparaît en 1913 et le
cinéaste décède en 1938 : à la double césure calendaire de mondial drame militaire
s’associent vite un veuvage, le trépas de sa progéniture, celui d’un frère
d’affaires, de conflit financier, à New York acclimaté, en Corse intoxiqué, en
plus du piratage, du protectionnisme et des procès US, peste, de la ruine, du
recyclage – films d’un fier fabricant de chaussures fissa transformés en
talonnettes suspectes pour piteux Poilus, nul ne sourit de l’ironie – et du
placard d’une gare, sucré, à jouets, impasse à Montparnasse, amnésie de
l’industrie, précédant la retraite mutualiste du milieu en mutation et la coda
d’un cancer, alors quasi octogénaire. Avec tout ceci, on
n’espère, on désespère, on repense davantage qu’à Verne à Zola, oui-da. Mais
Méliès, artiste lucide, artisan stakhanoviste, peu capable ou coupable de
capitalisme, a contrario de Charlot,
au CV inversé, au pedigree paupérisé
en premier, aussi intéressé par l’actualité, quitte à la reconstituer, pas
seulement celle de l’effarante et franco-française fissure de L’Affaire
Dreyfus (1899), possédait pour lui, Dieu merci, deux précieuses amies –
l’énergie et la magie. « Enchanteur » jamais désenchanté, en effet, dixit Madeleine, sa biographe/enquêtrice
de petite-fille, il enchanta, il déchanta, il réenchanta la cinéphilie et la
vie, longtemps avant Demy. Pionnier daté, a
fortiori ès-SF de fantaisie (Le Voyage dans la Lune, 1902 et sa
vraie-fausse suite solaire, Le Voyage à travers l’impossible,
1904), par ailleurs dessinateur de valeur, illusionniste et syndicaliste à
succès, propriétaire de théâtre ses opus
y projetant, par conséquent déjà distributeur et exploitant, amuseur adoubé de
la Légion d’honneur, Seigneur, Méliès, issu de la scène, affermi et affirmé en
fête foraine, à main d’œuvre de music-hall,
auteur physique d’un corpus ludique
et drôle, pasticha et parodia dès ses débuts un autre tandem de débutants et célèbres frères, évidemment dénommés
Lumière.
Si Une partie de cartes
(1896) rappelle par anticipation sa pagnolesque duplication (Marius,
Alexandre Korda, 1931), le réalisateur-acteur-décorateur-producteur ne s’arrêta
pas à cela, troqua de bon cœur le remake
en extérieurs contre l’autarcie jolie d’un studio domestique, aux allures de
claire verrière, vive la lumière. Au-delà du documentaire didactique d’Éric
Lange, intitulé Le Mystère Méliès (2021), surtout consacré à un instant signifiant
de fol autodafé, à l’exhumation, la numérisation, donc la résurrection de
saison, nécessaire et incertaine, soumise au(x) support(s) d’une époque, la
nôtre, d’une petite partie de la filmographie, en partie assurée, racontée, par
Serge Bromberg et les spécialistes de Lobster, la (re)découverte à domicile,
sur PC, des œuvres du maître modeste, remarquablement restaurées, parfois
commentées, se caractérise disons par son pluralisme et son unicité. Voici un
univers d’aujourd’hui et d’hier, où se sentir aussitôt séduit, immergé au sein
d’un perpétuel plaisir serein, audacieux, généreux, de filmer, d’offrir au
spectateur, a priori de proscenium, mille et un récits de
parfaites facéties, fi de psychologie, de pesanteur, de torpeur. À la question
rhétorique, inique, pourquoi Georges ne bouge pas sa caméra, sinon à la vision,
à la comparaison de conservation, oui ou non dépourvue de colorisation, des
négatifs réflexifs, parallaxe à proximité du laïc miracle, sauvegarde détournée
victorieuse in fine du veto cynique d’Edison l’épicier, chaque
plan répond par lui-même, modèle d’immobilité mouvementée, permanente,
immanente, émouvante. Tandis que les « fantasmagories » des Lumières,
contemporaines de la nécrophilie de l’égyptologie, cette passion nationale et
impériale, s’escrimaient à ranimer les morts, montrez-vous, parlez-nous encore,
les féeries de Méliès, différenciées de celles d’un Fellini, de plus en plus
funèbres, funestes, asphyxiées par le repli, la misanthropie, faire-part isolé
de décès d’une Italie décrite aux mains et aux motos de barbares préberlusconiens,
parce qu’elle le vaut bien, carburent à la collectivité, à la vitalité, à
l’immédiateté, à la prodigalité.
Spectaculaire et sincère, mécanique
et poétique, frontal et radical, ce cinéma d’autrefois, pensé et pratiqué en
acte de foi, affiche un effet spécial fondamental, lié à celui du fondu
enchaîné, voire déchaîné, en vérité invisible, de la prise de vues suspendue,
de la substitution in situ. Rétif à
la franchise et à la frontière du montage, à l’imposture, à la coupure, pas à
la collure, pas à la soudure, par extension aux manifestations des fantômes, des
fantasmes, des fables mortifères, le sportif Georges leur préfère la (dé)liaison,
propice à la festive stupéfaction, de la soudaine, délice surréaliste adoré par
les surréalistes, apparition-disparition, la dialectique dynamique de la
surimpression, de la juxtaposition, la profondeur de surface et d’accueil du
trompe-l’œil. On constate au cours des multiples « tableaux »,
vocabulaire pictural, à la fois cohérent et bancal, que le mouvement de la vie,
du Cinématographe l’épiphanie, de L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat
(Auguste & Louis Lumière, 1896) la révélation-révolution, innerve la moindre
seconde, le moindre détail, le moindre désir, de créer, d’accomplir, de donner
à voir, à recevoir. Ainsi Méliès ne se contenta de perfectionner des trucages
plus ou moins préexistants, de manipuler l’optique en chef d’orchestre
chorégraphique, en pur prestidigitateur délesté de peur, d’aigreur, en
dramaturge de démons et merveilles dévoilés en recueil à Montreuil. Au
contraire, en saltimbanque un temps plébiscité, en démiurge marginal, connu,
reconnu et acclamé quelques années, il réinventa le cinéma, il insuffla à cet
art par définition funéraire une fabuleuse bouffée d’air, qui persévère, point
prisonnière de la réalité délétère, qui persiste à plaire, à dépasser le despair ; ici résident sa contribution
d’élection et la solution de son énigme intime. Méliès bossa durant dix-huit
ans et ses images-mirages d’un autre âge paraissent pourtant nous parler au
présent, grâce à leur grâce, à l’allégresse de leur jeunesse, aptes à s’attirer
les grâces et les applaudissements correspondants des contradictoires Costa-Gavras
& Gondry, dans le sillage jadis de Franju & Griffith.
En remède à la morosité de notre morbide modernité, Le Royaume des fées (1903), Le Locataire diabolique (1909), Les Cartes vivantes (1904), L’Homme à la tête en caoutchouc (1901), Le Palais des mille et une nuits (1905), Excelsior (1901), Le Chaudron infernal (1903), Les Affiches en goguette (1905), Les Quat’cent farces du diable (1906), L’Homme mouche (1901) et La Sirène (1904), en sus des titres précités, représentent un traitement stimulant, innovant, pertinent. Rien de faustien ni de mesquin au milieu de ces items astucieux, amoureux, prodigieux, à la dimension méta pas si discrète, obsolète, puisque Méliès réaliste, pragmatique et cependant pleinement conscient que le matériau imaginaire constitue l’avéré argument, que sa démonstration, salut inclus, ne dirige vers la distance, invite à la connivence. Précisons au passage que la mosaïque d’écrans des posters en os et en chair des Affiches en goguette envisage et renverse la méfiance de la vidéo-surveillance chez le Mabuse de Lang (Le Diabolique Docteur Mabuse, 1960) ou le Montana de De Palma (Scarface, 1983), que L’Homme à la tête en caoutchouc et L’Homme mouche annoncent et contredisent de Cronenberg Scanners (1981) et La Mouche (1986). En dépit de ceci, pas une once d’obscurité, on pourrait un jour de nietzschéenne grande santé à peine le lui reprocher, pas un gramme d’amertume, malgré les divers revers, le traumatisme de la guerre, la faculté à s’en faire, à se défaire, auprès du triste et trompeur Lucifer, de l’espérance et des puissances, en particulier exercées à l’enfance, causalité soulignée par le tracé racé, tout sauf nostalgique, du roman graphique de Brian Selznick, descendant de David, le sien Hugo Cabret à recommander, au lieu de sa transposition dispensable et ratée par un certain Scorsese (2011), chez le cher Georges, aux diables verdâtres et drolatiques, aux flammes infernales de divertissement loyal, aventureux aventurier agréé, égaré, parmi une jungle de gens odieux ou malheureux. Se masquer, s’emmasquer, moralité d’anémié ? S’exprimer, se dépenser, stoïcisme de fantaisiste...
Bel article touffu à lire et à relire...
RépondreSupprimerGaston Méliès, frère de Georges Méliès, extraordinaire à sa façon lui aussi...
http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/50463_1
Merci !
SupprimerAutre tandem d'avérés aventuriers :
http://www.citebd.org/spip.php?film1027
http://www.transmettrelecinema.com/film/chang/