Himizu : Vivre !
Courir avec courage, aimer au-delà de son âge, renaître à soi dans ses
yeux…
D’un manga vers Fukushima :
commencé dans les ruines, par un rêve de suicide, Himizu raconte une
reconstruction, dit oui à la vie. Ici, Sono Sion passe pour un trublion, un agité,
un obsédé (réputation à la con, en vérité, ou alors confirmée par le reste d’une
filmographie fournie à découvrir). Il délivre cependant une œuvre d’une
évidente maîtrise, où chaque plan s’enchaîne au suivant à raison, au sein d’une
structure équilibrée de cent trente minutes, coupée au mitan par la césure d’un
parricide. Jusqu’alors mélange stable et drolatique de chronique réaliste, de
drame familial, de comédie sentimentale (et collégienne), le film bascule dans
le mélodrame, devient toujours plus sombre, avant d’éclairer, littéralement,
son dernier acte à la bougie (mille flammes tendres et colorées dans une
chambre repeinte en rose, « comme un salon de massage » annonce un
vieillard gentiment égrillard). L’action se situe dans un Japon humide,
quasiment sans soleil, nuageux et nocturne, une terre dévastée, immergée (une
cabane centrale ressemble à un iceberg
surréaliste et traumatique), peuplée de naufragés, ceux de la double catastrophe
écologique (tsunami + fuite radioactive) et ceux que des parents monstrueux
dans leur banalité, d’une grandeur sordide à la saveur d’Atrides dans leur
maltraitance, délaissent à eux-mêmes au milieu des requins humains. Une première
mère démissionnaire et disparue, une seconde pleurnicharde et sadique (elle
montre avec fierté l’échafaud domestique destiné à sa progéniture, uniquement
conçue en obstacle au bonheur marital !), un père ivrogne et violent :
ne parlons plus de « famille dysfonctionnelle » mais d’enfer
quotidien, d’ogres indifférents, sauvages, rusés.
Notre réalisateur évite pourtant la
paresse du manichéisme en démontrant que même un yakuza prêteur sur gages sait
faire preuve de mansuétude, capable de ramener chez lui le protagoniste en
voiture et de l’inciter à ne pas refuser une aide inattendue. Au cœur d’un film
choral, le couple d’adolescents incandescents, souvent bouleversants, tente de
survivre à la manière d’une « fleur unique », ainsi que le serine un
professeur désirant à tout prix, au prix d’un bourrage de crâne vaguement
nationaliste et doloriste, que la nation se relève, se redresse, dispose d’un
avenir radieux. Fumi Nikaidō et Shōta Sometani, irrésistibles, remarquables,
admirables, primés à Venise, entre discours et silence, gifles et « pierres
de rancune » (à la Virginia Woolf), larmes et haïkus, confèrent une vérité
de chaque instant, une urgence poignante à ce conte sur la résilience et la
solidarité (entre une jeune femme et un jeune homme, entre les générations,
entre tous les blessés de l’existence). On y sent et ressent physiquement
(travail lynchien sur le son anxiogène) la déréliction ambiante, le parfum
dostoïevskien d’une bonté à partager constamment abîmée par un monde cane
nippon et universel (sans croire une seconde aux vertus pédagogiques du cinéma,
pas plus que l’on ne croit à la musique en thérapeutique, il faudrait projeter Himizu
à tous les djihadistes européens d’aujourd’hui). Film à la fois très japonais
(pas seulement pour l’uniforme noir d’écolière et sa petite culotte blanche) et
international, l’opus de Sion donne à
voir avec une acuité de rasoir la béance existentielle d’une génération abusée,
négligée, condamnée (à une absence d’horizon, de projection, économique et
symbolique, professionnelle et spirituelle), proie idéale de toutes les
instrumentalisations idéalisées, du romantisme de la mort, celle d’autrui
autant que la sienne.
Ange exterminateur, Sumida tue son
père, l’enterre, se roule dans la boue du désespoir, là encore au sens propre,
puis s’en va dans la ville jouer les justiciers juvéniles. Il va trouver plus « malade »
que lui-même, notamment deux ou trois cinglés en liberté, souriants et
dangereux, aptes à ramer, à poignarder, à tatouer sur le corps de leur chérie
(elle se dit volontaire) des insultes sexistes. Oui, là-bas aussi, on peut se
retrouver agressé sans raison (un mot de trop, un regard de plus) dans un bus,
à un concert sucré, l’auteur hurlant, terrible et déchirant, une question
cruciale à laquelle la folie sociale ne peut donner de réponse. L’identité, la
transparence, le sens, la morale : dans ce bord de mer si désenchanté,
univers de poche au centre duquel trône une fragile cabane de bateaux, commerce
incongru en signature d’un été envolé, d’une douceur de vivre enterrée dans le
dégoût, la rage, l’autisme d’un mort-vivant (le héros arbore une peinture de
guerre intérieure à la William Friedkin), l’insanité menace de tout emporter,
raz-de-marée émotionnel sapant les fondements du vivre ensemble, invitant à
ouvrir le capot d’une machine à laver pour y prendre le revolver liminaire, qui mettra fin à toutes les infinies et itératives
souffrances endurées en caméra portée. Va-t-il obéir à ses songes, boucler la
boucle de la diégèse, devenir ce qu’il redoute ? La coda le laisse entendre,
série de détonations à l’aube, ce jour où il devait aller au poste de police
avouer son crime, subir légalement son châtiment. Mais Sion ne peut l’abandonner
ainsi – générosité du cinéaste envers son personnage, le public –, et Himizu
s’achève par l’une des plus belles fins du cinéma contemporain (sortie en
2011) : Sumida et Chazawa courent à l’unisson sur une route de campagne, travelling arrière qui pourrait durer
une éternité, exercice de style et exercice physique pour les deux enfants trop
tôt et trop vite grandis, majestueux dans leurs encouragements, leur élan, leur
personnalité retrouvée (le prénom jailli comme un puits de possibles).
Ce plan suprême et superbe, entrecoupé
par des inserts du désastre pour un
temps conjuré, s’accompagne en contrechamp d’une discrète et retenue montée en
grue sur l’espace ouvert, ascension en rime avec la virtuosité du plan-séquence
de la mort paternelle, dans la nuit (de l’âme) à coup de parpaing et de noyade,
chorégraphie d’obscénité antique, tragique, capturée à distance, au plus près
de l’intensité, avec une grâce et une puissance assez sidérantes. Grand film
sur la pathologie du foyer, de la vie en société (surtout du côté de Tokyo,
système hiérarchisé, policé, intériorisé, privilégiant la violence implosive
alors que les USA et désormais l’Europe, particulièrement la France, suscitent
son expression explosive, tournée vers l’autre et le dehors), Himizu,
histoire d’un gamin ne souhaitant rien, sinon vivre à l’abri, dans la neutralité
d’un terrier, « taupe » (d’où le titre) humaine inaccessible au
bonheur et au malheur, constitue in fine une expérience éthique, une plongée
dans les abysses de la terreur profane, généralisée, absurde et signifiante. Certains
trouveront que le recours répété à Mozart, Barber et Villon alourdit le
métrage, souligne scolairement son exploration des ténèbres, mais cette hyperbole
musicale et littéraire procède, de plein droit, du mélodrame, drame musical et
radical, dont la poésie adulte, critique, repose sur un refus de la bienséance
et affectionne l’outrance (double diktat contradictoire au Japon, via une longue lignée de cinéastes et d’imageries
extrêmes). Avant d’occire votre prochain, de cambrioler un nazi nécrophile, de
vous tirer une balle dans la tête ou de décider de continuer à vivre, dans le
salut, l’amour, la résistance et la douceur d’une sagesse féminine, allez vite
visionner Himizu de Sono Sion – il s’agit, croyez-moi, de l’un de ces
rares films qui nous font encore croire à la beauté, à la nécessité, à la
liberté du cinéma.
Bonjour jean-pascal,c'est simple j'ai trouvé ce film poignant est tres bon, a l'instar de TRHEE de notre ami JOHNNIE TO qui tourne en rond, j'ai eu l'impression de regarder un film stoïque avec toujours LOUIS KOO qui n'a pas l'air de s'investir dans ce film d'une nullité déconcertante. J'ai l'impression que les film H.K que j' aimais ont disparu, je comprend que il n'est jamais sortie chez nous.
RépondreSupprimerBonsoir, Jamel. Je partage ton double avis, comme tu le liras bientôt. Oui, une belle surprise et une affligeante déception. Le cinéma de HK des années 60 à 90, à l'ombre de la Rétrocession, donc, paraît en effet mort et enterré, le coup de grâce porté à présent par ce scalpel sans saveur et bien peu gracieux. Ne perdons pas espoir, cependant, et attendons de découvrir les enfants plus ou moins légitimes de Tsui Hark, Ringo Lam, John Woo et (autre excellente) compagnie...
SupprimerMerci pour ce très très beau texte qui sonne juste, question désespérances des espérances ? les Japonais ont quelques années d'avance
RépondreSupprimeret ils nous ouvrent en quelque sorte le coeur relativement à la (ténébreuse) voie..
La grande marée.https://www.youtube.com/watch?v=fsFzuAca_E8&list=RDGMEMECQexVIf8HjAQgdybEHXKwVM0rSkkMOxiQs&index=2
Belle ballade vite dystopique à la chute dépressive et drolatique ; remède musical, en 68 ou 69 aussi :
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=a93_5AXZx18