Tristesse et Beauté


L’envie d’esquisser les traits d’une dichotomie, de suivre une divagation à propos d’une tension…


Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir ;
— La puanteur était si forte que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir ; —

Baudelaire, Une charogneLes Fleurs du malSpleen et Idéal

Le roman de Kawabata ? Le film de Joy Fleury (Charlotte Rampling, Myriem Roussel, Andrzej Żuławski, improbable trio d’une œuvrette soporifique) ? Un air de Rohmer, auteur d’un célèbre recueil d’articles joliment intitulé Le Goût de la beauté ? Oublions les liens plus ou moins évidents, continuons à nous poser quelques questions. Que représente la beauté aujourd’hui ? Quelle horreur se donne à voir, à ressentir ? Comment s’articulent au cinéma, en lui et par lui seul, ces deux aspects de l’existence adulte ? Malgré le bel extrait liminaire, on se gardera d’invoquer une transcendance, un « ciel antérieur où fleurit la Beauté » (Mallarmé, Les Fenêtres, Poésies) : rivés à l’immanence, même spirituelle, il nous faut trouver maintenant des raisons de vivre une vie sans raison, absurde jusqu’à la moelle, aux mots, aux légendes individuelles et collectives. Voyons les « choses de la vie » (métaphore interminable d’un accident routier au ralenti), ce ramassis d’absurdités, d’impostures, de blessures infligées à soi-même et autrui avec tout l’amour du monde, toute sa haine, aussi, et les pires meilleures intentions infernales, comme une vaste mythologie, un ensemble malléable. Le « film-réalité » de William S. Burroughs, tentons de le démonter, de le remonter à notre image. Projetons-nous au présent, ne restons plus passifs, asservis, assis dans la salle (ou le salon) devant l’écran. La « beauté du geste » se dévoile dans le mouvement, s’étire dans le temps. Le « septième art » – hiérarchie de comptables, de récipiendaires de récompenses, d’intellectuels et d’esthètes dégoûtés par les origines foraines, plébéiennes, impures et mercantiles de la « machine à découdre » (Mocky à main armée) la réalité – porte sa double nature y compris dans le terme intégral (privé d’apocope, donc) qui le désigne.

Inscription de l’élan, souvenir reproduit, sans cesse réactivé (avant la « dernière séance », le « fondu au noir » foutrement définitif), déploiement polyvalent (doué d’ubiquité) du « temps scellé » (nostalgie de Tarkovski), le « cinématographe » ne peut se confondre avec la publicité, autre artefact d’artifice et de commerce. Tandis qu’elle travestit, ramollit (même parée de la bien-pensance alarmiste du « message » prophylactique à faire passer, via une finesse éléphantesque, auprès de téléspectateurs et d’internautes supposés lobotomisés), réunit les « différences » au sein d’un dépliant universaliste et euphorique (l’effet Benetton, disons) à la gloire du produit, du service, du site (l’univers humain réduit à une extension en ligne, toujours payante sous le masque de la gratuité), il dénude (injuste grandeur du X puéril, automatique, aux émotions premières, au sordide essentiel), « radicalise » (le regard, des deux côtés du miroir de toile ou de verre) et sépare (mosaïque de pratiques, de lectures, de « niches » et d’intentions). Nul manichéisme dans l’opposition, plutôt une frontière poreuse (Ridley Scott, par exemple) et des crimes partagés (le cinéma ment constamment, peut-être ne dit-il la vérité que dans la naïveté de la propagande). Nous désirons notre dose opiacée au quotidien, nous voulons une beauté pasteurisée, inoffensive, sympathique. La joie de Bridget Jones nous va (terreur répandue, sexiste, de la « comédie romantique »). Le juke-box sonore et coloré de Benoît Debie convient à nos pupilles cernées par la grisaille du réel, des actualités, du travail. La splendeur de paysages hors d’atteinte, apportés à domicile « sur un plateau » (de studio), comble nos cœurs voyageurs et sédentaires, avides d’exotisme à distance et tout confort.

Pourtant gît dans le panorama et la stroboscopie, dans les silhouettes retouchées ou la joliesse monétisée (sinon fasciste, dictature douce et désespérante) une tristesse certaine, non plus imputable à un paradis souvenu, perdu, mais en signe d’inassouvissement, de vide, d’incomplétude. La filmographie de David Cronenberg, certes moins « graphique » depuis plusieurs titres et décennies, propose quant à elle une alliance similaire et radicalement différente. Cinéaste de la mélancolie et de la métamorphose, le Canadien parfois un peu mesquin (envers ses « petits camarades ») sut conjuguer déréliction existentielle et dérèglements organiques lestés d’une horreur à la fois repoussante et attirante (cf. la pietà fraternelle, voire homo, des jumeaux Mantle). Vivre tue, filmer également, évidemment et littéralement (snuff movie de n’importe quel tournage, mort à l’œuvre paraphant chaque plan) et la beauté, celle que l’on nous vend, celle que l’on nous impose, voudrait nous consoler de cette indéniable cruauté, évite de frayer avec des « genres » a priori rétifs, s’emploie minutieusement à retrancher tout élément de malaise, de mélange, de trouble (eugénisme du cinéma numérique, de la 3D, de la promotion aseptisée). Trop souvent, la caméra renonce, se couche, détourne son axe de prise de vues sous l’emprise d’un cahier des charges, d’une bienséance insupportable, du diktat des rêves, du sens, du formalisme. Les films s’apparentent dès lors aux chinoiseries, fameux simulacres aux relents colonialistes censés contenir les mystères mystifiés de l’Asie perçue par les marchands d’Occident au dix-huitième siècle (retour au papillon transgenre de John Lone et Jeremy Irons).

Redéfinir les canons de la beauté, savourer celle de la monstruosité, oser l’association des contraires, sucré/salé audiovisuel au goût d’inédit – la triple exigence, nécessaire, ne suffit pas. « Les gens heureux n’ont pas d’histoire », affirme la bêtise populaire, adage vite démenti par une large part de l’imagerie étasunienne, la pursuit of happiness (Stanley Cavell étudia sa prégnance dans la « comédie sentimentale ») en quelque sorte tissée à l’ADN national, dans le sillage d’Européens imaginant leur destin doré au-delà de l’Atlantique, fiction commune naturellement optimiste, ressassée en cycles à l’occasion des conflits et des crises. Le bonheur reste itou à réinventer, à filmer sans rassurer, consoler, cajoler. Le malheur, on connaît, sauf les pierres et les trépassés, endormis pour l’éternité dans leur armure de roche ou de pourriture. Il règne en maître à penser, ouvre des succursales globales, constitue un horizon fermé sur le deuil confortable des possibles (épuisante énergie requise afin de lutter contre les mille inerties d’un art et d’une société). Sauvegardons la beauté, à l’instar de l’obsédante Geneviève Bujold dans sa Florence proustienne, et tentons de reconquérir le droit au sourire (pas celui de la joie du pire, du plaisir de détruire) durant les heures sinistres, face aux métrages d’un autre âge, le pathos d’une époque capable de débattre sur les limites morales d’une « superbe » photographie d’enfant migrant noyé davantage que sur le cadavre lui-même, acte immobile, irréversible, irréductible à un cliché (ou à sa cohorte de signifiés symboliques, politiques, scandalisés, sentimentaux), lancé au visage médiatique telle une gifle inutile, tel un sursaut emporté à son tour dans les flots de l’oubli (les noyades continuent, les exils, les espoirs, les interrogations, les profits).

La beauté baudelairienne, soie d’effroi nouée en avertissement autour du cou de l’élue, avant-goût de ce qui l’attend (et nous avec elle), reformulation vivace (la charogne se survit à elle-même, dans un grouillement propre à ravir les épris d’entomologie) de la rose mignonne de Ronsard, nous servira provisoirement de « phare », de « proposition » (quel vilain mot programmatique) de cinéma. Dans la dialectique de la tristesse et de la beauté, du profane et du sacré, du fric et du sperme, adviendra, prenons le pari, un dépassement nietzschéen vers l’ardeur traversant le malheur, le sublimant, le transmuant. Au bout du chemin, pas d’utopie ni de promesse (musique classique à Auschwitz) : simplement la « grande santé » de la dépense, de la générosité à perte, « part maudite » à la Bataille pour conjurer l’obscène jovialité, le rose morose, l’insondable laideur des mœurs contemporaines (par conséquent de leur imaginaire). Le cinéma nous apprend une beauté qui n’appartient qu’à lui et nous incite, au mépris de ses compromis (des nôtres), à relever la tête en quête d’étoiles terrestres, d’éclats de plénitude, de bonheurs éphémères et avérés. À défaut de « danser sa vie » (manque de souplesse inégalitaire), de visionner d’innombrables chefs-d’œuvre (rareté de la radicalité, de la vérité), essayons de débusquer la beauté (inoubliable fossette de Sandrine Bonnaire, pluvieuse et solaire chez Maurice Pialat, femme attachante et actrice supérieure à son corpus de « carrière », par ailleurs auteur d’un beau portrait de sœur « étrangère », douloureusement proche), de ne pas céder à la tristesse, de célébrer des œuvres, des êtres et des idées incarnées – au cinéma et par-delà.   
   

Commentaires

  1. Beau texte de cinéphile littéraire passionné, attentif au mystère de la métamorphose...
    "Il est intéressant de constater comment, dès ses origines, le cinéma a été vu comme un moyen de créer une nouvelle espèce de fantômes, de conserver vivante l’image des choses du passé, de créer une image vivante des choses vouées à disparaître. Le Château des Carpathes de Jules Verne, ou, plus sérieusement, Le Cinéma ou l’homme imaginaire (1956) d’Edgar Morin sont des œuvres intéressantes qui soulignent la récurrence de ce thème dans l’histoire du cinéma, dès ses origines. « Le cinéma est créateur d’une vie surréelle », disait Apollinaire en 1909."
    Dans le sillage cinématographique d'un Chris Marker, un homme « marqué par une image d’enfance...

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    1. https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782264072252-l-invention-de-morel-adolfo-bioy-casares/

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    2. https://esprit.presse.fr/article/luccioni-gennie/adolfo-bioy-casares-l-invention-de-morel-18280

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