Le Miracle des loups : Ne touchez pas à la hache


Un film français muet du siècle dernier, d’une durée de cent trente minutes et mis en musique ? Il en faudrait bien davantage pour nous effrayer…


Premier volume d’un pertinent coffret Gaumont paru en 2012 qui en comprend trois – plus un quatrième disque dédié à des suppléments un brin superflus –, Le Miracle des loups s’avère une très plaisante surprise, sans doute appréciée aussi par une Hélène Grimaud, quoique, les protagonistes à quatre pattes issus de la ménagerie du cirque Amar ou dressés en liberté surveillée aérée, suivant les sources. Bien servi, sinon ressuscité, par une restauration assez exemplaire – seyantes teintures en bleu et rouge pour les passages nocturnes, « embrasés » ou crépusculaires –, cette « fiction romanesque, encadrée d’un décor exact », ainsi que la résume avec justesse un carton liminaire, nous permet de suivre le duel fraternel – rivalités de cousins supposés consanguins – entre Louis XI et Charles le Téméraire, sis au milieu du quinzième siècle, au lendemain de la guerre de Cent Ans, par conséquent, la trame principale doublée d’un drame sentimental impliquant Jeanne Fouquet, bientôt Hachette, et son Robert Cottereau de « damoiseau », appartenant bien évidemment à l’autre camp, celui des Bourguignons opposés aux Capétiens, d’où le dilemme cornélien, voire racinien, entre raison et sentiments – dirait Jane Austen –, honneur et cœur, devoir et mémoire. Une accroche du Festin nu de Cronenberg nous priait aimablement de laisser notre raison, justement, au vestiaire, et l’on invite les historiens épris de cinéma à faire de même en ce qui concerne la fameuse « exactitude historique » ou le respect religieux de la chronologie. En dépit de l’alibi des « collèges d’experts » requis et du renfort inattendu d’un dentiste-spécialiste, malgré d’imposants moyens – vraie foule innombrable, pittoresque massif du Carcassonne selon Viollet-le-Duc – et une reconstitution mesurée, crédible, Raymond Bernard ne réalise pas un documentaire, tant pis et surtout Dieu merci. Boris Vian, on s’en souvient, réclamait du carton-pâte, de la fantaisie, et Le Miracle des loups déploie un spectaculaire de bon aloi, jamais cocardier, académique, racoleur ni simpliste.


Il s’agit du premier au dernier plan – d’une meute de loups au loup humain surnommé le Renard – d’un film vraiment français, comprenez, classique, romantique, historique et drolatique. L’auteur des solides et sensibles Les Croix de bois et Les Misérables, autres adaptations de romans au temps du parlant, signe en 1924 une épopée tendre et souriante, sauvage et mystique, aux échos à la Griffith et à la Gance, heureusement débarrassée du racisme « culturel » (pléonasme) du premier – affiche chevaleresque en miroir, hors les cagoulés du KKK –, de l’emphase souvent risible du second, par ailleurs contempteur de cette fresque à la veille de son polymorphe Napoléon. Du haut de sa trentaine « christique » et des millions de francs mis à disposition, Bernard, fils de Tristan, comme chacun sait ou découvre en parcourant le livret iconographique, anecdotique, d’Agnès Bertola & Pierre Philippe en annexe, sorte de général pacifique, de cinéaste, donc, flanqué de six « opérateurs », ne se laisse écraser ni par l’ampleur du sujet, ni par celle de la production « prestigieuse », présentée à l’Opéra en présence présidentielle de Gaston Doumergue et d’un certain Jacques Feyder, « formateur » appelé par l’armée. L’opus, bientôt centenaire, affiche ainsi une insolente et séduisante santé, une élégance et une prestance, un équilibre et une énergie – parmi les meilleures qualités artistiques et psychiques du pays – capables de le faire aisément rivaliser avec les mastodontes contemporains, volontiers puérils, manichéens, dématérialisés. Nous voici à des années-lumière, à plusieurs décennies, de l’hystérie énamourée d’un Besson – ah, Milla en Jeanne d’Arc et Vincent Cassel en Gilles de Rais, preuve éléphantesque de l’innocuité du ridicule de parvenu – ou de l’esbroufe stérile, poussive, permise par les envahissants CGI – Peter Jackson et compagnie. Avec sa liberté narrative posée d’emblée, Le Miracle des loups charme également, non contradictoirement, par son réalisme, sa puissance évocatrice.


Les décors de Mallet-Stevens, à l’ouvrage itou sur L’Inhumaine, épurés mais pas déshumanisés, réinventent l’espace médiéval avec discrétion et conviction, puisqu’un siège en bois ou une fenêtre ouvragée suffisent, dans la précision du cadre et le soin de la lumière, à nous faire pénétrer dans ce monde imaginaire, essentiel, c’est-à-dire traduit en spectacle, en quintessence miséricordieusement dépourvue de la raideur scolaire ou auteuriste. Notre cinéaste, homme de goût, de talent et de modestie, n’entend pas nous asséner une leçon d’histoire de France et moins encore une leçon de cinéma, particulièrement à la mode des partisans du Film d’Art ; il réussit cependant à faire les deux, et de manière poétique, peut-être la plus juste, la plus stimulante, pour approcher une insaisissable vérité, a fortiori quand on se préoccupe de la « légende dorée » ou assombrie des années passées, définitivement enfuies – et notez le manque de clarté dans l’appréhension in vivo des temps modernes, caricature de Fabrice à Waterloo.  Si la caméra bouge peu – exceptions notables lors de la castagne à Montlhéry, avec travelling avant, latéral, secousses en POV, soldat noirci, grimaçant, fonçant vers l’objectif –, elle ne succombe à aucun moment à un quelconque figement, à la paresse du proscenium, à l’identification avec l’immobilité d’un spectateur de théâtre du premier rang. Au contraire, Le Miracle des loups emporte dans son élan constant, dans son humour de romance, dans sa naïveté exempte d’infantilisme. Ici, même les salauds – Gaston Modot en Sire de Châteauneuf – possèdent une grandeur intérieure, silhouettes d’armure et d’enluminure au sein desquelles battent des pulsions primaires et châtiées – ah, la langue d’autrefois, sa transposition avec préciosité – abouchées à l’appétit de pouvoir, de territoires, de royaume à unifier afin de le mieux gouverner.


Le livre d’images en mouvement, sorte de Les Très Riches Heures du duc de Berry (1486) transcendé – cf. le mot de Michelet sur l’Histoire en « résurrection organique » – par l’art démocratique, foncièrement populaire, du « cinématographe » trentenaire, s’incarne grâce à des acteurs – à la force et l’évidence du regard posé sur eux – nommés Yvonne Sergyl, Charles Dullin, Romuald Joubé, Jean-Émile Vanni-Marcoux, Philippe Hériat, tous « épatants », pour parler comme hier, tous attachants dans leurs habits pas trop grands, étrangers et familiers à un citoyen français, à un cinéphile francophone. Film sensuel, rythmé, naturellement vivant – valeureux tournage en « décors naturels » –, Le Miracle des loups enchaîne les « séquences d’anthologie » et multiplie les « morceaux de bravoure », avec une allégresse et une finesse – de conception, d’exposition – qui ne peuvent que convaincre et vaincre les réticences d’un public désormais perfusé à la 3D ou au numérique. Le « mystère » du Jeu d’Adam, la bataille de Montlhéry, la traque dans la neige aux alentours de Péronne et l’épiphanie animale, l’héroïne – une pensée pour Lillian Gish, inoubliable et similaire fugitive de À travers l’orage (1920) – subitement hissée à la hauteur d’une sainte, d’une martyre rayonnante, accessoirement zoophile, le siège de Beauvais introduit par des images mentales de viols et de rapines : autant de sommets expressifs, de blocs diégétiques osant même la réflexivité méta, via le premier item, spectacle à la Elephant Man sur l’Enfer vorace et le Paradis perdu à cause d’une pomme bien connue, assorti de farandole, feu de joie et ours sur un tonneau, rassemblant toutes les classes sociales, toutes les couches de la population, dans une même joie esthétique et sensorielle, une seule communion laïque à base de sourires et de frissons, comme le rêve réalisé d’un peuple enfin réconcilié avec lui-même, rassemblé dans la gamme de ses particularités.


Tandis que le « roman national » ne cesse de questionner notre modernité engluée dans tous les clivages, sidérée par le terrorisme – spectacle ultime, létal – et les différentes formes d’altérité, de la présence pressante du monde divisé, déplacé, aux portes de la fragile forteresse européenne, la scène supra sonne superbement et avec mélancolie, démontrant « par la bande » que le véritable enfer se trouve ici, idée confirmée par la violence de l’affrontement consécutif, du conflit civil « à l’issue indécise », nous informe un carton au contenu de litote. La maestria de Raymond Bernard, outre le fait d’annoncer les talents moindres d’un Hunebelle, qui retourna le métrage en 1961, d’un Borderie – mais Angélique, Marquise des anges for ever –, de rimer, parfois avec incongruité, avec des visiteurs certes différenciés, ceux de Marcel Carné ou de Jean-Marie Poiré, celles – visiteuses, so – de Feyder dans La Kermesse héroïque, s’épanouit durant le denier segment, la ville disons nordiste fortifiée subissant l’assaut des troupes du duc de Bourgogne à la façon d’un western tamisé par le filtre franco-français du féminisme guerrier. Jeanne Fouquet, sur le point d’y périr, y renaît en passionaria inspirée, inspirante, en figure héraldique, gentiment érotique – sa cuisse blanche sous la robe déchirée, enfumée –, maniant l’arbalète, la hache puis l’arc avec vigueur et sauvegardant la place avant que n’arrive la cavalerie des renforts de Noyon. Quelque chose de « l’esprit français » passe là, une volonté de résistance et une identité d’appartenance en surplomb de toutes les stratégies masculines, de tous les déplacements de pions à sacrifier sur « l’échiquier politique », machiavélique métaphore courante – à la fin du jeu sérieux, après la liesse fugace de la « populace », ne demeure que la pièce unique à l’effigie de Louis victorieux – que Bernard réutilise logiquement, illustre littéralement au moyen d’une surimpression fantomatique et dédoublée dans la coda – l’adversaire respectable en face du roi et la carte hexagonale en filigrane du plateau.


Oui, Le Miracle des loups, avec son suspense épistolaire, avec sa clarté de feuilleton ou de fable, avec sa patine de hasard – tous les figurants et les stars, morts et enterrés, oubliés par l’amnésie de la cinéphilie, constituent le digne avatar des ancêtres du temps jadis, hors d’atteinte et remémorés uniquement par le biais de documentaires universitaires ou vulgarisateurs, de fictions plus ou moins honnêtes envers les faits, surtout envers elles-mêmes, dans leur respect des puissances internes d’un art de mystification avouée, de vérité mortelle –, mérite mille fois son exhumation, à l’unisson de l’étonnante « réduction » pianistique de la partition de « l’antisémite » Henri Rabaud, dans ces conditions optimales et « patrimoniales » – signalons pour l’historiette une mercantile version sonorisée, raccourcie, en 1930. Peu importe la direction de l’entreprise en « cadeau » paternel, peu nous chaut les arrière-pensées possiblement intéressées huit ans après la boucherie étatique – et industriellement filmique – de 14-18, les efforts financiers de réappropriation droitière dans le sillage du « révisionnisme » hollywoodien : à l’abri du moindre propagandisme, du patriotisme bien-pensant (pléonasme, bis), du snobisme protectionniste de la critique étasunienne d’alors et de la nécrophilie nostalgique internationale d’aujourd’hui – ah, ma bonne dame, l’histoire, les mœurs, les héros et le cinéma de naguère –, ce miracle profane, cinématographique, brille d’un éclat ludique et politique, martial et léger, trivial et vital – un film fichtrement français faisant honneur à une filmographie – individuelle ou collective – car sachant admirablement tisser le souffle de la geste à la dentelle de l’intime, mêler la convocation de mythes fondateurs facilement instrumentalisables à une contemporanéité incorruptible de langage et d’ardeur. Beau travail, cher Raymond Bernard...

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