Une femme libre : Sandrine Bonnaire, aujourd’hui et hier


Petit croquis d’une actrice atypique…


On pardonnera toujours beaucoup à Sandrine Bonnaire, notamment d’avoir soutenu, naguère, une certaine Martine Aubry, incarnation exacte, sinon caricaturale, dans l’arrogance de son incompétence, d’une large part du socialisme français contemporain (que « ces gens-là », comme persiflait Thierry Le Luron en Jacques Brel, osent encore se dire de gauche relève de l’abus de langage et paraphe une imposture politique). Certes, elle épousa un acteur célèbre (William Hurt, excellent chez Ken Russell, Michael Apted, Héctor Babenco ou David Cronenberg, il participera d’ailleurs à la première réalisation fictionnelle de son ancienne compagne, J’enrage de son absence) et un scénariste renommé (Guillaume Laurant, alter ego de Jean-Pierre Jeunet) ; bien sûr, elle cumule deux César, une Coupe Volpi vénitienne, on la vit là-bas à la Mostra puis à Deauville et Beaune, trio de festivals sous le signe de l’Italie, de l’Amérique et du polar (elle vice-préside aussi le romantisme selon Cabourg) ; évidemment, elle occupe depuis trente-cinq ans une place connue et reconnue au sein du cinéma français (au théâtre, elle joua Bertolt Brecht, Jean-Claude Carrière et… sa propre prose). Mais elle n’appartient pas, ni par sa naissance, ni par ses accointances, à la « grande famille » des « professionnels de la profession » hexagonaux, pas seulement, en tout cas. Venue à Maurice Pialat presque par erreur (audition de sa sœur Corinne, cliché avéré de l’élection par procuration), après d’oubliables (et oubliés) débuts chez Claude Pinoteau et Claude Zidi (La Boum et Les Sous-doués en vacances, diptyque fatal auquel rajouter, par pure perversité, le Diabolo Menthe de Diane Kurys afin obtenir un époustouflant panorama d’une certaine jeunesse nationale durant trois décennies), Sandrine Bonnaire provient d’un « milieu populaire », tel que le désignent ceux qui n’en font pas partie, qui le méprisent avec bienséance.



Fille d’ouvrier (père ajusteur), d’une génitrice absente (mère sectaire), elle ne put se targuer d’origines génétiques, de la gloire (provisoirement usurpée) d’un patronyme, de l’éducation d’une formation (privée) pour accéder à un milieu relativement fermé, volontiers syndiqué, consanguin, incestueux, autarcique. Sa carrière, la Bonnaire (familiarité lexicale nordiste) ne la doit qu’à elle-même, à son talent, à sa beauté, à ses rencontres professionnelles et personnelles. Cela nous va, ceci nous la rendit sympathique (quand on disposera de plus de temps, on se souciera, ou pas, du malheur des pauvres petites filles riches, de leurs ascendances installées, de leurs velléités scéniques). Femme de caractère (on savait pour l’épisode du fumier déposé à l’entrée de Voici, on y assista quasiment en direct) et de générosité (activité caritative à l’adresse d’enfants « différents », complicité chantée, « biographée », avec Jacques Higelin), elle co-écrivit un livre (pas encore lu) de conversations autobiographiques et réalisa un émouvant portrait (TV itou) consacré à Sabine, autre membre éminent et « déficient » de sa « sororité », dans lequel la justesse et la tendresse de son regard irriguaient chaque plan et chaque élan (d’affection, de parole, de dialogue), coup d’essai remarquablement maîtrisé à la quarantaine. Sandrine Bonnaire, contrairement à d’innombrables consœurs interchangeables, vite découvertes, projetées (dans les médias), remerciées – impitoyable lessivage des rêves sales de gamines nubiles, traitées en matières premières éphémères –, possède une vie, une histoire, un devenir. Sa filmographie (sur la « petite lucarne », on l’apprécia surtout dans le languissant Signature et l’insipide Rouge Sang) accompagne et témoigne de ce poids d’existence, de présence au monde face à la caméra, également par-delà (qualités de personnalités talentueuses et attachantes esquissés précédemment sur ce blog).






Tout n’y brille pas d’un similaire éclat, loin de là (elle joue bien mais elle choisit mal ses rôles, affirmait le perspicace et si peu lisse Maurice) ; tout, cependant, dénote un « naturel », une aisance et un érotisme discret (force de vie davantage qu’étalage inoffensif, simulé, de sexualité filmée) participant de sa séduction d’ensemble, de son « capital affectif » (voici parler en comptable sentimental, je sais, je m’en amuse) auprès des Français et des autres. Outre un superbe triptyque signé Pialat (À nos amours, sur la proue d’un voilier, sa robe faussement virginale agitée par le vent et la voix spectrale de Klaus Nomi refroidissant Purcell au soleil, matrice apocryphe du requiem de Giorgio Moroder pour Scarface, suivi de Police, l’occasion d’une gifle mémorable pour Sophie Marceau en « beurette » de commissariat, et Sous le soleil de Satan, film enténébré, éprouvant, où elle sut rayonner en Mouchette sacrifiée), on retiendra le surfait Sans toit ni loi d’Agnès Varda (la légende dit que la comédienne poussa le zèle, ou le vice, jusqu’à ignorer l’hygiène le temps du tournage et du personnage, Dustin Hoffman, essoufflé pour de vrai en Marathon Man, peut par conséquent aller se rhabiller !), l’anémique Quelques jours avec moi (Daniel Auteuil dans une tragi-comédie de Claude Sautet), le « repassé » Monsieur Hire (Patrice Leconte, admirateur sincère du Panique de Julien Duvivier, tentait de se réinventer en réalisateur « respectable » avec ce drame de la solitude amoureuse hélas désincarné, apprêté en story-board animé live, où l’actrice, piégée par le dispositif formaliste, peinait à faire oublier la sensualité intéressée, cynique et empoisonnée d’une Viviane Romance, pécheresse issue de l’épuration à la Libération), l’attirant Dans la soirée (lire nos souvenirs attendris de Francesca Archibugi), l’intrigant Jeanne la Pucelle de Jacques Rivette (fit-il mieux que Carl Theodor Dreyer, Otto Preminger ou Robert Bresson? Fit-il pire que Luc Besson ? Mystère à éclaircir avant de mourir, tandis que la muse retrouva son cinéaste sur Secret défense), le très peu révolutionnaire La Cérémonie (marxisme de droite – ne tue pas tes employeurs-exploiteurs sous peine de t’attirer en boomerang l’antipathie outragée du spectateur conservateur, conforté dans son idée que finalement, les domestiques, de surcroît analphabètes, faut foutrement s’en méfier, moralité scolaire trahissant la complexité fantasmatique des Bonnes de Genet ou l’écriture racée du roman de Ruth Rendell ; notons l’intéressante confrontation amicale avec Isabelle Huppert, actrice classée « cérébrale », au pedigree, au jeu et au parcours paresseusement opposés, alors que la rousse Médée divertit chez Josiane Balasko ou bouleversa chez Guillaume Nicloux), l’anodin Au cœur du mensonge (reprise pour Claude Chabrol, ici desservi par une distribution à l’unisson, via l’épouvantable duo Valeria Bruni Tedeschi/Antoine de Caunes), un doublé (entrecoupé par le supportable C’est la vie, de Jean-Pierre Améris, au Jacques Dutronc en soins palliatifs, et le létal Femme fatale, ou l’immense et méta Brian De Palma égaré dans des toilettes saphiques à Cannes, dans la baignoire onirique d’une escapade parisienne) commis par Philippe Lioret (l’auteur atone du bien-pensant Welcome) en mode romance d’après l’ami Ricoré (Mademoiselle) + mélodrame maritime (L'Équipier) sauvé de la noyade par une robe d’été relevée sur les cuisses ou la partition du trop rare Nicola Piovani et, last but not least (pas vu, pas pressé de le voir), un Claude Lelouch en forme d’oxymoron (Salaud, on t’aime) avec Johnny Hallyday (récemment, elle présentait à Laurent Delahousse un métrage « pédagogique » sur la « radicalisation » adolescente, Le ciel attendra de Marie-Castille Mention-Schaar).






Retour (brutal) au réel : les amateurs de fait divers ou les admirateurs de Sandrine Bonnaire n’ignorent pas qu’elle vécut un épisode « christique » (pour ses trente-trois ans) lui faisant éprouver dans sa chair (et sa mâchoire) la violence urbaine de notre époque. Qu’importe, car cette survivante souriante ne se laissa pas abattre, ne perdit ni sa délicieuse fossette soulignée par un Pialat paternel ni son goût pour la vie (j’adapte le titre d’une biographie de Liz Taylor par Donald Spoto, joliment baptisée A Passion for Life). Si l’humanisme (ou l’humanité) tendrait à nous donner la nausée, au cinéma et au-delà, si chacun (et chacune) abrite sa « part maudite » (Bataille), sa nuit intime, la lumière de Sandrine Bonnaire continue à nous éclairer, à intervalles réguliers. Que cette femme « bien » (comme on dit « quelqu’un de bien »), souvent radieuse et parfois d’une grande gravité (observez son visage au charme asymétrique, à l’attirance singulière, non formaté par le jeunisme, non défiguré par la joliesse, maux cinégéniques hollywoodiens, capable de combiner les deux émotions, de passer de l’une à l’autre en un quart de seconde, une face fugace à ravir le John Cassavetes de Faces, et nul doute que Sandrine B. doit apprécier Gena R.) persiste longtemps encore à nous donner de ses nouvelles, à incarner avec proximité, finesse, douceur et ardeur une liberté (j’emprunte le titre de l’article à Jill Clayburgh cadrée par Paul Mazursky) féminine et existentielle, valeureuse, précieuse, adulte et citoyenne (mot problématique, notion dévoyée, tant pis, ils la définissent aussi, pour le meilleur et le pardonnable). Les (vraies) femmes libres ne courent pas les rues, en 2016, malgré quarante ans de féminisme, pas plus qu’elle n’occupent les écrans (ne tiennent une caméra), petits ou grands, en dépit de panoplies ou de stéréotypes piètrement piqués à l’imagerie masculine (les armes infantiles, le pouvoir politique). Raison supplémentaire de chérir simplement la « simple » Sandrine Bonnaire, actrice remarquable, supérieure à sa carrière, et femme vivante, exigeante, résiliente, à des années-lumière du strass, des paillettes et des courbettes – à ses films, à ses enfants, à ses créations et à ses amours (de « septième art »), oui, finissons ainsi.   
      


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