Le Joueur d’échecs : Sweet Sixteen
Récit impressionniste d’un visionnage nécrophage…
Un film foutrement funèbre. Un film
d’ombres chinoises, de masques sociaux, de mécanismes amoureux. Un film qui
réfléchit et inverse, parfait miroir infidèle, la précédente aventure lupine.
Un film de chambre, pas vraiment à coucher, plutôt mortuaire. Un film sur le
roman national de la Pologne russifiée, sur une héroïne nationaliste bien peu,
au final, nationale, sur une volonté d’indépendance et une immense déception,
justes intitulés des deux parties. Un film endeuillé, d’asphyxie, de
compartiment où se loger comme au tombeau, ses jambes brisées par la bataille
perdue, son cœur cassé par une romance un brin incestueuse. Un film d’amis et
de pères, les premiers fraternels, les seconds truqueurs mais pas truqués. Un
film à la Beaumarchais, à la Bergman, à la Descartes ou à la Poe, amateurs
fameux d’automates. Un film sur l’enlisement de l’élan, sur le patriotisme
expressionniste, sur le fantastique des mannequins sereins. Un film comme une
danse macabre munie de sabres. Un film sur le sacrifice, de sa passion et de sa
vie. Un film brillant et obscur, restauré par Kevin Brownlow, ressuscité par
Carl Davis, volé par les nazis et enfoui à Berlin. Un film qui ose le lyrisme, la
rengaine marseillaise devenue polonaise en montage alterné avec le chant mortel
des canons. Un film de fièvre et de maladie, où les vieillardes crèvent dans
les rues muettes aux volets barricadés à coup de cravache de moustachu hilare.
Un film de mecs en uniformes, de travestis en robes, de soldat de Vilnius
déguisé en Turc. Un film à la partition wagnérienne, essentielle. Un film
souvent sublime, sinon bouleversant, en mineur et majeur. Un film impossible à
confondre avec une russerie, une reconstitution de studio, de poussière, de
décorateur. Un film qui vibre, qui souffre, qui envoûte.
Un film presque franco-polonais,
politique et eschatologique. Un film où Pierre Blanchar androgyne annonce la
libertine Mylène Farmer. Un film dont les robots placides et impitoyables
présagent les squelettes mythologiques de Ray Harryhausen. Un film délicat,
ciselé, hanté. Un film gentiment méta avec danse de salon et bal costumé au
temps du carnaval. Un film aristocratique sur des têtes impériales. Un film
d’une durée de cent trente-cinq minutes sans une seule seconde d’ennui, de
redite, de sommeil. Un film en huis clos jamais théâtral. Un film sur le cri
d’une femme en train de se faire violer entendu seulement par le protagoniste
vertueux allant la défendre à l’épée. Un film sur les échecs, ceux du plateau
et ceux de l’existence, ceux de la géopolitique et ceux de la romance. Un film
sur les origines cachées, mystifiées, sur les mères mortes et les fils
putatifs. Un film sur un vieil ingénieur à la Gepetto dans son labo cubiste. Un
film réaliste et onirique, une page d’histoire audiovisuelle et une
déambulation dans les rêves romanesques, ces derniers soufflés en baume par
Sophie à son chéri à la fin. Un film de cinéaste, de regard, de rythme, de
caractères et d’atmosphères. Un film d’exil inutile et d’évidente maestria. Un
film avec un feu d’artifice mélancolique à la De Palma, avec une horloge
mentale, quasiment subliminale, à la Baudelaire. Un film qui pouvait plaire à
Mario Bava, maître transalpin des marionnettes et auteur qui se prit toujours,
modestement, pour un artisan, tel notre réalisateur hexagonal. Un film
désenchanté qui ne cesse d’enchanter bientôt quatre-vingts dix ans après son
surgissement. Un film comme on n’en fait plus, comme on en refera, pourquoi
pas. Un film bleu et rose, honnête et teinté, exhumé dans l’éclat de ses
couleurs d’ailleurs, d’entre les mortes.
Un film d’exécution de couple humain
et de créature anthropomorphe. Un film aussi mortifère que le court roman de
Stefan Zweig. Un film avec Catherine de Russie sans Marlene Dietrich. Un film
où Dullin se dédouble. Un film où le visage d’Édith Jehanne possède une
intensité à la Renée Falconetti. Un film de cloches et de glas, d’hymnes et de
larmes, de guitare et de tzigane, de bannière amère traînée dans la boue du
joug. Un film d’anniversaire, aussi, seize ans fêtés à la bougie, un érotique
collier autour du cou. Un film au triangle sentimental et aux diagonales
fatales. Un film d’une sincérité absolue car rempli de mille artifices. Un film
tragique avec une folle ludique. Un film de ruses, de subterfuges, de
postiches, de surimpressions. Un film musical porté par une musicienne puis
achevé par un ironique simulacre de musicien. Un film dont on trouve en ligne
de piètres images. Un film inoubliable en lecture numérique. Un film hélas
oublié, à l’instar d’une inégale, allez, filmographie. Un film de
cinémathèques, de musées, de cimetières. Un film à aimer au présent, bien
vivant. Un film sur lequel écrire vite avec un clavier rapide, l’œil, l’oreille
et le cœur bien ouverts. Un film magique, hypnotique, diabolique. Un film de
candeur et de malheur. Un film sans sexe ni prétexte culturel. Un film de
morts-vivants, de cadavres en bois saisissant le vif ensanglanté, balafré. Un
film de fantômes et de filles nubiles. Un film à découvrir, à chérir, à
célébrer, à partager. Un film de cinéphiles, de romantiques,
d’existentialistes. Un film qui réinvente le réel et dévoile la mort partout. Un
film-poème et non plus une épopée, à propos duquel une prose analytique
s’avérerait un peu vaine. Un film, par conséquent, de Raymond Bernard, joueur
d’échecs pour la promotion et maître d’outre-tombe de nos modernes
émotions.
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