Danton : Trois hommes à abattre


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Andrzej Wajda.


Danton, Desmoulins, Robespierre : ces trois-là s’appellent par leurs prénoms, se connaissent intimement, s’aiment et se détestent, se respectent et se condamnent d’un seul et même élan. La Terreur les force à s’affronter, à se déchirer le cœur, à se couper la tête. Une grande douceur, doublée d’une grande violence, celles d’amants trahis, répudiés, désenchantés (par les illusions de la Révolution) les unit, les réunit, davantage que le souci collectif ou la survie problématique de la République. Durant la rencontre à huis clos, cernés par des tentures grenat de bordel, entre bougies romantiques et verres de vin rouge vampirique, l’escroc hédoniste tente de décoincer le puritain tuberculeux, il s’en prend à sa perruque poudrée, il l’insulte sexuellement (« On raconte même que tu n’as jamais baisé avec une femme ! »). Oui, avant d’être une parabole sur la Pologne d’alors (lecture pourtant récusée par Wajda) ou une commande étatique (Mitterrand le monarque et sa clique culturelle) transformée sous le nez des financiers en petit exercice de style révisionniste – mais qui peut croire encore que l’Histoire s’apparente à autre chose qu’à un ensemble de romans nationaux, voire nationalistes, écrits par les vainqueurs et les ploutocrates pour l’édification des masses, comprendre, de la populace ? –, Danton s’avère une histoire d’amour entre hommes, où les femmes se bornent à enfanter, élever des gosses (célèbre déclaration hexagonale apprise au bain, scène aujourd’hui impossible à filmer en raison de sa nudité enfantine), s’évanouir à l’écoute d’une condamnation à la décapitation courue d’avance, accessoirement à se prostituer avec les puissants (« Comment va ta mère ? » demande le protagoniste à l’une d’entre elles, alors que cela commence à sentir vraiment le roussi pour lui, que l’un de ses seconds, incarné par le lunaire Jacques Villeret, l’exhorte à fuir à raison).




Et notre trio de mâles, chacun à sa façon fatigué, épuisé, souffrant, pleurnichant, se débat au sein d’une eschatologie révolutionnaire, donc républicaine, à l’ambiance de fin du monde renforcée par la partition hallucinée de Jean Prodomidès, dont les percussions impitoyables et les chœurs virils de damnés font penser au train d’Auschwitz emprunté en avance et présage sonore funeste par Jerry Fielding pour Dalton Trumbo, flanqué de son Johnny légume-guerrier. Nous voici loin, malgré le sujet, de l’expressionnisme sous-terrain, de la métaphysique d’égoutier déployée dans Kanał. Le raisonné Andrzej capture l’imposture d’un procès politique avec un sens de l’équilibre, de la rigueur, de la distance jamais pris en défaut, pas même sur l’échafaud (il ne s’autorise que quelques ralentis et un peu de gore, frustrant le spectateur venu s’encanailler à la reconstitution historique « léchée » du chef hirsute et dégoulinant, coupant le plan avant l’épiphanie impie permise par la guillotine, « agréable sensation de fraîcheur sur votre cou » déclare, hilare, Roland Blanche). On imagine (ou l’on frémit, selon sa sensibilité de cinéphile) ce qu’un autre Andrzej, Żuławski, celui-ci, pouvait faire avec une telle matière. Wajda, « despote éclairé » (acceptable définition d’un cinéaste) nous retraçant avec sang-froid une période de folie générale, organisée en petit comité amical pour le divertissement des foules immobiles (la dimension spectaculaire se voit toutefois conjurée, limitée, par les origines théâtrales et le caractère claustrophobique du scénario, bien que ce film où l’on ne cesse de parler ne sombre à aucun moment dans la logorrhée audiovisuelle), ne se prend certes pas pour Capra au Sénat et la mise en scène de la parole cède le pas au portrait subtil de l’intimité d’animaux politiques à la Schopenhauer, désespérés, désespérants, si français dans leur trivialité, leur oralité (double sens), leur arrogance et leur générosité. Le Polonais un temps (de tournage) « exilé », peut dès lors courber la « réalité historique » (oxymoron de manuels scolaires), fausser (assez peu, ponctuellement) « l’exactitude des faits », puisqu’il parvient à faire ressentir et comprendre quelque chose de ces années de fièvre, de verbe, de sperme et de sang.



La réussite de l’opus doit évidemment beaucoup à Depardieu, d’une grâce et d’une puissance absolues, ogre las qui cherche le salut, le repos, ne trouvera qu’une voix cassée, un col de chemise mal découpé (souvenir de Delon à la même place, avec les mêmes fringues, chez Giovanni pour Deux hommes dans la ville, justement). Mais il faut aussi saluer la totalité de la distribution, notamment Wojciech Pszoniak et Patrice Chéreau, couple amical (et plus, si affinités électorales), frémissant, la répartition des rôles, des nationalités et des langues en rime avec ce que pratiquait Hollywood à l’ère du péplum (l’aristocratie anglaise ou polonaise face à la plèbe américaine ou française). Dans Danton, le Christ se pourlèche les babines à un festin privé, s’entoure de disciples quasiment pasoliniens, aux mains sales et aux esprits égarés. On ne peut que comprendre la colère des autorités devant cette peinture sentie infidèle et irrespectueuse, sinon trompeuse (la Révolution française, épiphénomène crucial, sert souvent de motif manichéen au cinéma, cf. le bel ouvrage choral dirigé par Marc Ferro). Avec sa direction artistique irréprochable (due à Allan Starski, épaulé aux costumes par Yvonne Sassinot de Nesle, deux références indiscutables dans leurs domaines respectifs), avec sa diégèse funèbre (une saveur à la Visconti, en plus prolétarienne, Wajda, comme les jeunes confères de ses débuts, vouant un culte autobiographique au néo-réalisme, héritage souligné dans un documentaire testamentaire programmé juste après, sympathico-anecdotique, dans lequel, revenant sur sa carrière, l’auteur parlait surtout de ses tracas avec la censure, de la manière purement cinématographique de la contourner, plus préoccupé de politique que de cinéma, les deux, pour lui et moi, cependant totalement inséparables), avec son prix Louis-Delluc et son César du meilleur réalisateur, son succès public, le film séduit sans peine, sans enthousiasme immodéré non plus, et s’achève comme il commençait, au lit, dans la maladie d’un corps (individuel, social) et dans la récitation ironique, par une « petit homme » tout sauf reichien (quoique), des fameux principes supposés intangibles et internationaux.



Retenons pour finir à notre tour une phase de Maxime ne pouvant que résonner en 2016, ici et ailleurs : « Que deviendrait la France, si nous n’avons plus la confiance des Français ? » La réponse, chaque citoyen, cinéphile ou pas, la contemple au quotidien, en ligne et en dur, pour de vrai autant qu’à travers l’incessant storytelling politicien. « Aux armes ! » (ou aux caméras) : belle et dangereuse injonction désormais passée de l’autre côté, récupérée par toutes les « éminences grises » instrumentalisant la religion (pas celle de l'Être suprême) et la déréliction (on ne fait pas encore la queue pour obtenir du pain, ni des ordinateurs) afin qu’advienne un âge de ténèbres déjà contenu dans les Lumières (relisez Sade). Danton, film de son époque, allégorie homo et fable sur l’abus de pouvoir, de tous les pouvoirs, sur les idéaux (dictatoriaux) et l’humilité (des besoins, des désirs, des aspirations), sur l’art asservi, muselé (David prié de retoucher fissa sa fresque dédiée au serment du Jeu de paume), éclairant et libre, continue à nous interpeller aujourd’hui, à l’heure du terrorisme globalisé, du totalitarisme soft, pollueur de consciences, de cultures, de paysages, vomi voici quarante ans par Pasolini, spécialement à Salò, de l’abrutissement (une forme sans douleur de décollation, disons) du cinéma et de la société qui le suscite, contre laquelle il se couche. Plutôt qu’une révolution condamnée à répéter les horreurs d’hier (du gouvernement précédent), en bonne logique astronomique, exigeons une révolte singulière, pourquoi pas partagée par la planète, histoire de voir de meilleurs films et de vivre un peu mieux (décemment, dirait Nanni Moretti), si possible partout, par-delà les régicides, les potences, les guerres, les attentats, les produits et les candidats. Aux armes, mille fois oui, mais seulement à celles qui nous conviennent et qui servent, concrètement et intelligemment, la vie, dans sa beauté, sa tendresse et sa fondamentale, amorale, sauvagerie.     
    

Commentaires

  1. La guillotine est une station sociale ; tant qu'on n'y va pas, [...] - Honoré de Balzac ( qui savait de quoi il en retourne ayant eu un membre de sa famille du côté paternel "raccourci" pour de sombres histoires pécuniaires, le pauvre bougre bouc-émissaire idéal quoi)
    la révolution est bien souvent technologique plus qu'autre chose, elle fait des coupes sombres dans les coutumes du peuple, chaque guerre étant de plus en plus meurtrière, les belles idées, l'idéal tout finit en courbes et vecteurs de...
    nul n'arrête le progrès foi de Depardieu vrai que t'est l'un des derniers grands acteurs à ta façon si charnel, époustouflant à chacune de tes incarnations passionnelles, le sieur Balzac en un Vautrin fort contemporain d'allure et sentimental à souhait, entre les deux mon coeur balance, par exemple...

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir