Les Aventuriers de l’arche perdue
Décalogue, divorce, documentaires, « documenteurs », « cinéma-vérité »,
vérités ou mensonges, alliance et résistance…
Le documentaire présuppose une
réalité à documenter. Il prône volontiers l’objectivité ou, selon la formule
lapidaire et visionnaire de Vigo, le déploiement d’un « point de vue
documenté ». La subjectivité, peut-être, le récit, pourquoi pas, mais non
à la fiction, à la représentation – tout se passe en témoignage, en instant « saisi
sur le vif », en « moment(s) de vérité » à savourer sans
acteurs, sans scénario, sans autre filtre que la transparence du réel présenté
dans son immédiateté, sa vraie véracité tautologique. Le procès-verbal rejoint
le processus de « captation » et s’incarne en lui ; la mimesis
s’efface devant la praxis. Les real people réclamés par Cassavetes
s’expriment face à la caméra, nous regardent à travers elle directement dans
les yeux, abattent allègrement un « quatrième mur » inexistant. Les
Cathares croyaient le monde à l’image du Diable, créé par lui, démiurge
trompeur et désespérant, usant du divertissement pour étymologiquement mieux
nous égarer loin de la voie étroite de la piété, de l’essence, de la
repentance. Cette austérité laïcisée, ce moralisme du regard, cette intégrité
du « temps réel » et cette déontologie du montage se retrouvent parmi
les auteurs du « genre », perçus en saints ou en évangélistes, voire
en francs-tireurs, à une époque globalement spéculaire et spectaculaire, la « société
du spectacle », douce main armée du consumérisme, celui des biens, des
produits, des « ressources », notamment « naturelles », des
imageries et donc des imaginaires, paraissant régner partout et à chaque
seconde, en flux continu autour des individus – du « simple » panneau
jusqu’aux « réseaux sociaux » – et à l’intérieur de leur conscience,
de leur corps mutant, désormais incapables de se passer des automobiles ou des
cellulaires, quand bien même votre serviteur « affranchi » n’en
posséderait pas, ne se laisserait posséder par l’une ni par l’autre.
Évidemment, tout ce qui précède supra relève au mieux du « vœu
pieux », au pire du canular scolaire. La « vraie vie », oxymoron
manichéen opposé aux fictions de toutes sortes en principe tangible, en refuge
de l’herméneutique, s’évapore à son tour, tandis que certains s’accrochent à
des identités de surface avec une ardeur désespérée de terroriste, parfois dans
l’acception littérale du terme. Condamné à une liberté d’incessantes
métamorphoses, de réécriture quotidienne de son ADN et de son environnement
social ou fantasmatique, l’être moderne, seul en ligne, célibataire à l’orgie, s’avère
aussi insaisissable qu’une anguille nubile, aussi flexible que les pantins en
quête d’auteur, et de hauteurs, d’un marionnettiste taquin. Le numérique
renforce la donne, pourtant cette opacité fondamentale remonte à loin et l’on
continue à se rêver papillon rêveur ou à vivre a dream within a dream, tant pis si celui-ci vire souvent au
cauchemar affreusement réaliste, réduisant le citoyen mort-vivant à
l’impuissance, à l’indifférence, aux palliatifs de « l’action citoyenne »
et aux dégradés de la solidarité. Mauvaise nouvelle pour les croisés du sens,
les zélotes de la sensation, les férus du formalisme, les amoureux de la
narration : l’absurdité existentielle déteint sur les arts et leur confère
une plasticité irréductible aux discours de la doxa, aux approches paupérisées,
à l’intolérance bourgeoise déguisée en humanisme œcuménique. La mort à la fois
retardée par la médecine et assimilée par la physique quantique à un phénomène
observable, hypothétique, à la possibilité perceptible d’un événement, la
pointe du réel émoussée par les désillusions sentimentales ou idéologiques, les
mirages de la technologie, la croissance cancéreuse des simulacres, jusqu’à
risquer l’automutilation en « preuve irréfutable », en épiphanie
profane, en tour d’écrou porté à l’attention intime d’une histoire singulière,
le cinéma, documentaire ou pas – les antagonismes d’hier ne fonctionnent plus, « langue
morte » incapable de rendre compte d’une expérience triviale et
vertigineuse –, aujourd’hui « en position d’infériorité » face aux
médias, à leur storytelling, à leur
feuilleton par procuration, peine à rivaliser avec le chiffre d’affaires du jeu
vidéo générationnel, s’échine à montrer le monde, territoire des artistes et
des hommes, à en livrer uniquement, sinon vainement, vingt-quatre images par
seconde.
Peu importe, finalement, la « vérité »,
obsession de grands enfants dangereux, et la morale transitoire, contingente,
intéressée, se situera toujours sous l’éthique imparfaite d’une espèce humaine
naturellement et culturellement prompte à démontrer la tragi-comédie de son
inhumanité ; préférons-lui, le temps d’un billet, d’un regard, la beauté
de l’œuvre et l’honnêteté de la démarche. La soixantaine de titres de notre
nouvelle collection constitue un ensemble tout sauf exhaustif et cependant
assez représentatif d’un « courant » originel justifié en « image du
monde », en portrait pluriel, collectif et individuel, des temps présents
ou passés. Depuis les Lumière, la propagande pathétique et « politiquement
correcte » y côtoie de puissants éclats d’obscurité, de poésie,
l’expérimentation s’y marie à l’autobiographie, la folie ou l’altérité s’enlacent
à la transe et à la tendresse, les affres d’une planète – de sa faune et sa
flore – en sursis miroitent les mille et une – nuits, américaines ou non –
blessures et impostures infligées à nos semblables avec une admirable
persistance – rétinienne ou historique, à base de sidération ou de « roman
national » –, les grandes petites victoires remportées sur la malédiction
générale et la mauvaise foi partagée abondent, dignes d’une célébration
hostile, à l’occasion d’une chanson, d’un tableau, d’un dessin – de surcroît
animé –, d’un anniversaire, d’une rencontre. Le cinéma, art contradictoire
reflétant la vie des morts, la nôtre, par conséquent, divertissement nécrophile
et opium complaisant aux puissances
révolutionnaires et adultes à réinventer, à ne plus redouter, peut encore
éclairer, étonner, évoluer, au mépris, éventuellement godardesque, des
étiquettes, des paresses, des bassesses et des atermoiements. Le pain, la
terre, les roses, les armes, les baisers, les crachats, les souvenirs, les
projections, les actions et les idées, oui, ici et maintenant, avec ou sans
dents.
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