Mephisto : The Mask


Être ou ne pas être – un salaud : question essentielle, intemporelle, à laquelle il convient de répondre sans manichéisme ni nostalgie… 


« L’acteur est un masque parmi les hommes » : l’aphorisme prononcé par le protagoniste le définit, le résume, souligne son vide ontologique et sa dialectique sociale. Tel Descartes, Hendrick Hoefgen s’avance masqué – l’ultime Kubrick de Eyes Wide Shut retravaillera la béance déguisée – dans les cercles ici infernaux du pouvoir, trace sa route de reniement vers les sommets au sein de la sinistre comédie sociale, refuse une inutile liberté pour mieux s’enfoncer dans l’Enfer du métropolitain parisien, briller d’un masque livide à la Klaus Nomi – sa deuxième femme arborera une parure cosmétique identique – au milieu du royaume des ombres aux flambeaux. Bien sûr, il danse – sa vie, dirait Nietzsche – sur un fil, en équilibre difficile entre l’héroïsme ponctuel et la lâcheté constante, consciente d’elle-même, éclairée par le projecteur de l’égocentrisme, du narcissisme. La coda de cette danse macabre se situe dans un stade un peu vite conçu en monument millénaire, en métonymie étatique, où les feux croisés des projecteurs viennent traquer le cabotin pris au piège de la gloire, lumineuse et politique, le cerner d’un cercle blanc, en écho ironique à celui qu’il réclamait au début du récit, metteur en scène frénétique, afin d’aveugler le spectateur émancipé de sa passivité par le théâtre révolutionnaire, à destination des dockers. Tout allait bien, pourtant, dans le sillage d’une réception pharaonique – amusant caméo du réalisateur en contempteur de l’onéreuse « mascarade » – organisée après le triomphe de son Hamlet habilement vanté à la presse muselée en combattant teuton, les figurants arborant de surprenants casques de Vikings.



Mais le Général, par ailleurs Premier ministre, qui l’applaudit depuis sa loge privée, qui l’insultait précédemment dans son bureau gouvernemental, d’un cinglant « Acteur ! », le directeur de la scène nationale s’enquérant à tort d’un obscur machiniste juif naturellement « suicidé », veut le voir, le fait monter en pleine nuit dans sa voiture, loin des lustres glamour et des tentures rouge sang recouvertes de croix gammées, jusqu’à l’arène déserte immortalisée une cinquantaine d’années plus tôt par Leni Riefenstahl. Le film s’achève par une question inquiète et une défense pro domo en regard caméra, que vient figer un arrêt sur image à la limite du fondu au blanc : « Qu’est-ce qu’ils me veulent ? Je ne suis qu’un acteur ! ». Avant d’en arriver là, à ce dénuement – et dénouement – glacé, à cette ivresse menaçante d’un amateur des arts a priori modelé sur le gras Göring, nous suivons la résistible ascension – une pensée pour Brecht – d’un irrésistible acteur de province, traumatisé dans sa jeunesse par un maître de chorale dégoûté par sa joie d’enfant et sa montée d’octave. Le trauma initial ne saurait suffire à expliquer le destin du pantin, et notre réalisateur se garde d’asséner des leçons de psychologie, de morale, d’histoire. Son Hendrick/Heinz, quelque part entre Schindler et Ferdinand Marian, séduit autant qu’il répugne, énerve et interroge, épuise et touche, superbement porté par un Klaus Maria Brandauer alors au zénith de son art « schizophrénique » ; pareillement, le personnage méphistophélique de l’impressionnant Rolf Hoppe conjugue impitoyable assassinat forestier d’encarté dénoncé, félon, et geste magnanime gratuit envers une maîtresse mulâtresse, la jolie Juliette – belle présence charnelle, éparse, d’une Karin Boyd aux faux airs de Donna Summer – réfugiée avec sa permission à Paris, peut-être la seule à savoir regarder le masque animé droit dans les yeux, à se moquer de lui, à l’aimer à sa manière, chorégraphiée, reconnaissante, tandis que son ancienne épouse, brièvement incarnée par une aryenne et bourgeoise Krystyna Janda, passionaria des métrages de Wajda, se contente de faire du cheval et de lui reprocher son aveuglement installé, du haut de sa sécurité financière et exilée.


Notons également que la « dinde » autrefois vilipendée, Lotte à la blondeur charnue de walkyrie, devient ensuite un passeport, sinon une alliée, vers la glissante Germania et ses feux de la rampe crus à tort autarciques. Hoefgen, par-delà – le bien et le mal – son affolante inexistence, ses terreurs colériques, puériles, en miroir intime du règne de la terreur, son pacte forcément faustien avec des autorités éprises de pompe, de décorum, de sauvagerie ritualisée, pourrait faire sienne une autre maxime du film : « Le théâtre est un sacerdoce », car ce croisé névrosé se « sacrifie » et se compromet volontiers par appétit de gloriole mais surtout par amour des masques, par refus de se fixer réellement dans une glace, à moins d’y vérifier une expression préfabriquée, un rictus de rage solitaire, par un désir vital, et finalement fatal, de se fuir dans tous les rôles d’un répertoire – culture nécessaire, accessoire, instrumentalisée, censurée, même l’insoupçonnable Schiller ! – et d’une époque. Dans L’Œuf du serpent, David Carradine traversait à l’unisson une crise existentielle et identitaire à la saveur réflexive, se retrouvant in fine réduit à l’anonymat d’une silhouette perdue dans le labyrinthe chthonien de Berlin sous Weimar. Le « caporal bohémien » élu, l’histrion hitlérien à la tête du Reich et de l’Histoire – avec sa grande hache, précisait Perec –, la réalité peut désormais s’apparenter à un gigantesque drame, à une tragédie drolatique tenue hors-champ, uniquement aperçue par les yeux du faux héros, humiliations, spoliations, exécutions – bastonnade antisémite prudemment attribuée à l’alcoolisme – tenues dans les coulisses bienséantes de la Poétique d’Aristote et des pièces primales d’Eschyle, Sophocle ou Euripide, ce dernier cible de quolibets nietzschéens par abus de trivialité ou de merveilleux.


A contrario du contemporain Lili Marleen de Fassbinder, similaire biographie d’une étoile noire, la funèbre facticité de l’ensemble ne se donne pas à voir via le vocabulaire vigoureux d’un mélodrame méta, spectaculaire et spéculaire, sensuel et distancié, mais suivant une assurée normalité, la normalisation, disons, d’une hallucination, comme si les démons profanes se pavanaient au balcon opératique pour la sidération du public dans la salle dédoublée, Méphisto amoureusement penché, spectre à la cape de soie, sur son marionnettiste énamouré, mirant sa propre noirceur, moment de stase métaphorique d’une société projetée avec stupéfaction et délectation – cf. l’étude convaincante de Wilhelm Reich sur La Psychologie de masse du fascisme – dans « l’écran démoniaque » – pour utiliser les mots de Lotte Eisner à propos de l’expressionnisme cinématographique – d’une fiction aliénée advenue avec la complicité des peuples, des dirigeants, des partisans du pacifisme ou de l’indifférence, la seconde moitié du vingtième siècle occidental transformée au lever de rideau, de la gueule de bois électorale et martiale, en asile global, en dressing d’uniformes SM ou de costumes de camarades – double acception – à déchirer avec rage. Certains décèleront dans le classicisme élégant et précis d’István Szabó une forme supérieure d’académisme ; nous préférons y lire le calme trompeur d’une folie instaurée, institutionnalisée. Mephisto, premier volet d’une trilogie individuelle et collective poursuivie avec le remarquable Colonel Redl – à Budapest, notre homme sans qualités en clin d’œil à Musil tourne un ersatz de Sissi – et l’invisible Hanussen, matrice apocryphe du Invincible de Werner Herzog avec Tim Roth, s’avère ainsi à la fois une fable sur les apparences, sur le prix d’une âme, sur la déraison d’une nation, et un autoportrait officieux, assez complexe et jamais complaisant, du cinéaste lui-même, qui joua en son temps, dans les années 50, au profit du régime soviétique, doté des meilleures intentions altruistes, les Elia Kazan locaux.


Portrait d’un caméléon « sentimental » – dixit l’auteur dans le dossier de presse original –, adaptation émancipée de « motifs » tirés d’un « roman à clé » du frère de Thomas Mann, production cosmopolite à récompenses cannoises, hollywoodiennes, aux nationalités, aux lieux, aux styles de jeu unifiés dans et par la direction irréprochable de Szabó, ou la lumière vaporeuse, envoûtante, claire et mortifère du fidèle et guère rancunier Lajos Koltai, Mephisto fait en outre entendre un bout d’opérette de Carl Millöcker durant une ouverture fermée à la Senso, l’élan d’un French cancan, Mendelssohn, Liszt et Strauss (Johann, pas Richard), plus un soupçon-accordéon de Marseillaise, morceaux musicaux requis pour accompagner la damnation du bouffon mélancolique en perpétuelle représentation, parfois en contre-plongée. Cette rencontre – avec le Diable d’Allemagne, pas d’Asie – évocatrice, sorte de dialogue hivernal entre le Paradoxe sur le comédien de Diderot et To Be or Not to Be – celui de Lubitsch, un peu moins celui de Brooks – charme également par une poignée de détails inspirés, tel ce monologue épistolaire au féminin adressé à l’objectif, contradictoirement inclusif et exclusif, ce décor de frontière ferroviaire où la puissance du nazisme s’exprime par un dépouillement spartiate, ces tracts de résistants ramassés au sol, incendiés en catimini, ou cette ronde nocturne dans le jardin de la villa patricienne effectuée autour du parvenu sur le point de chuter par une farandole de diables hilares, grimés. Trente-cinq ans après sa sortie, à l’heure du réveil des nationalismes européens, particulièrement en Autriche et en Hongrie, du terrorisme médiatique et de la suprématie numérique du virtuel, Mephisto demeure donc une réflexion à redécouvrir, passablement pertinente et diaboliquement contemporaine.     


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