As Fábulas Negras : Ces garçons qui venaient du Brésil
Quand la fille (bien loin) d’Ipanema croise la créature des bois (le Saci
sautillant)…
Quatre gamins brésiliens, déguisés en
super-héros locaux (Aigle Doré, Faucon Noir, Grand Bleu, Scarabée Rouge), s’affrontent
dans une forêt, se racontent des histoires « à glacer le
sang » : l’ouverture ludique expose innocemment un dispositif méta au
carré (préhistoire de l’art en noir et blanc muet, avec son du projecteur), enraciné
dans les origines de l’horreur. Ce cinéma-là, on ne se fatiguera jamais de le
répéter face aux tartufes le méprisant, face aux fans l’idolâtrant, face aux fantoches le défigurant, possède une
avérée grandeur, vise à nous faire grandir, nous oblige à nous confronter à des
terreurs concrètes face auxquelles, malgré tout, on finit toujours par se
sentir démuni, détruit, peu importe l’âge (la mort, la maladie, la violence, la
folie et tutti quanti). Notre cinéphilie « débuta » naguère avec Carrie
au bal du diable, et le chef-d’œuvre de Brian De Palma cristallise à
merveille le questionnement identitaire du « genre » (construction
intellectuelle en pragmatisme de classification) autant que sa dimension
ouvertement mélodramatique – une jeune fille devient femme et meurt en pleurs dans
les flammes, voilà. John Carpenter, avec Fog et John Houseman transformé en
conteur maritime, faisait de même, tressant l’angoisse du divertissement
poesque à un sous-texte critique, voire gentiment marxiste, sur la rapacité des
naufrageurs étasuniens (on aimerait bien savoir ce que cet Américain encore peu
reconnu chez lui, proche d’un Clint Eastwood dans sa sensibilité
individualiste, dans son classicisme majestueux, opposé à lui par son bulletin
de vote et une carrière erratique, pense de l’actuelle campagne électorale, du tandem peu amène destiné pour moitié à
diriger le pays).
As Fábulas Negras entremêle élégamment (belle lumière
chaleureuse d’Alexandre Barcelos & Marcelo Castanheira, en contraste fécond
avec la froide clarté du rendu numérique) ces divers éléments, constitue un
mélange stable, cohérent et puissant, à la fois (en même temps) drolatique,
scatologique, satirique, mélancolique, métaphorique, érotique et ironique. Le
sang y côtoie les excréments (comme si Marco Ferreri rencontrait Jim Muro),
l’outrance (des situations, des représentations, des figurations) rejoint le
fameux « réalisme magique » de la culture (de la psyché)
sud-américaine. Film euphorique, politique et symbolique, tour à tour enragé, sentimental,
bucolique, féministe, As Fábulas Negras séduit du premier
au dernier plan, avec son esprit « bon enfant », avec son regard
adulte posé sur une réalité clairement dénotée (le folklore fantastique se
garde bien d’une retranscription folklorique, touristique, Dieu merci). Il
s’agit, les amis, d’un labor of love,
tourné avec peu d’argent mais beaucoup d’idées, d’imagination, d’émotions,
d’une anthologie (« film à sketches »,
disait-on dans les années 60 en Europe) réussie, contrairement à d’autres (The
Theatre Bizarre, par exemple), car portée par une solide unité de ton (jusque
dans le caméléon de ses nuances, à l’image de la population métissée, bigarrée)
et de style (leitmotiv des angles obliques), de surcroît tournée avec une réelle bonne humeur et un dévouement constant, ce que précise, on s’en doutait déjà,
l’amusant et instructif générique de fin en forme de court making-of. José Mojica Marins, vétéran souriant et bien vivant (sans
le cercueil de Zé, son alter ego
humoristique et « nécrophile »), du haut de ses quatre-vingts ans, le
rappelle dès son apparition, réaliser des films fantastiques ou d’horreur au
Brésil s’apparente depuis le commencement (du cinéma là-bas) à un parcours du
combattant, à une gageure, à un défi perclu de difficultés (idem en France, pas vrai ?).
Entouré de quadragénaires
enthousiastes et tout sauf passéistes, il chapeaute en figure tutélaire et
paternelle – je trouve attachante cette transmission entre les générations, je ne
peux qu’approuver l’héritage du « feu sacré », celui des images et de
l’imagerie – une très agréable surprise doublée donc d’une rareté. Ces grands
enfants cinéphiles (à l’heure de la mémoire globalisée, on pourra certes penser
à Stand
by Me, à Street Trash, à Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia,
à Hurlements,
à La
Compagnie des loups, à Suspiria ou à La Résidence, à Ring,
au Labyrinthe
de Pan) assemble des récits contradictoires car riches de la simplicité
du conte (pas de psychologisme ni d’auteurisme ici, ouf) et de la trivialité du
monde (on entrevoit la vraie nudité de vraies femmes, avec une crudité
respectueuse à des années-lumière de l’érotisme eugéniste hollywoodien).
L’incurie et la corruption étatiques (mention spéciale au représentant du
ministère de l’environnement, logiquement défoncé à l’herbe), le racisme (curé
nègre égorgé), la religiosité (pauvresse en fleur exorcisée par JMM himself parce que désirante, apeurée),
l’éducation (mauvaise, « à la baguette » ou à l’archet, basée sur la
blessure d’un adultère, sur la faute générationnelle d’une mère), la sensualité
(de la nature, incarnée en une ondine callipyge et un faune sodomite) :
autant de thèmes majeurs, de lignes de force dans le dessin et le cadre (de la
caméra) généraux. As Fábulas Negras multiplie
aussi les espaces : une mairie, une villa, une maison de village, un
pensionnat, une demeure abandonnée, supposée hantée, où le plus sceptique
(septique, en clin d’œil au contexte du premier segment) des gosses, piégé par
la cruauté innée, blagueuse, de l’enfance, finira par boucler la boucle narrative, en se miroitant dans son double de fiction, flanqué d’un étron carnivore pour
mortel compagnon (le Rob Bottin de La Quatrième Dimension,
particulièrement l’épisode signé Joe Dante, apprécierait).
Avec ses moyens modestes et sa grande
générosité, l’opus en portugais ne
mérite pas la complaisance du copinage, moins encore la bonne conscience du
tiers-mondisme (ou sa version mise à jour) ; que l’on nous adresse
d’autres griefs et que l’on nous croie sur parole (la preuve par l’image, en
ligne et en VOST) lorsqu’on affirme que ce petit film nous dit intensément et
légèrement (sus à l’esprit de sérieux) quelque chose sur le Brésil d’hier (les
légendes rurales) et celui d’aujourd’hui (la colère sociale), qu’il nous donne
à voir (qu’il nous rappelle) le Brésil de Glauber Rocha plutôt que celui de Tom
Jobim (appréciable également, différemment), qu’il se pose en solution
stimulante et a contrario du
désespérant fantastique horrifique majoritaire, perfusé à la vidéo-surveillance
(Paranormal
Activity et compagnie), au recyclage (la maison hantée estampillée documentée
de Conjuring :
Les Dossiers Warren), au cynisme (les deux cas cités déclinés en franchises mercantiles), à la nostalgie
(travaux d’amateurs énamourés frisant l’autisme) et à la stérilité d’actualité
(grand-guignol du torture porn dans le sillage des exactions US en
Irak). Rodrigo Aragão, Petter Baiestorf, Joel Caetano, Marcelo Castanheira et José
Mojica Marins, chacun selon son tempérament, son talent (aucun ne démérite,
ne trahit la « cause » collective), servent superbement un courant
souvent traité de haut ou adulé avec aveuglement, sans se soucier de le
réinventer, de le « subvertir », de faire du fric avec, grâce à cette
part d’enfance clairvoyante et violente joliment conservée à l’âge d’homme,
illustrée dans une innocence lucide du regard et une joie sincère à réaliser
ensemble une déclaration d’amour au cinéma, pas seulement d’horreur, et à une
nation (les étrangers s’y retrouveront sans peine, on les rassure, familiarisés
avec des problématiques et des affects universels) cosmopolite, problématique,
juvénile et résiliente (irréductible à la bossa ou aux JO).
Choisissons de terminer notre
célébration par le moment le plus émouvant de As Fábulas Negras. La
jeune Ana (Ana Carolina Braga), loup-garou au féminin, s’enfante elle-même (et
meurt un peu), s’accouche hors de la peau bestiale (la scène rime avec la mue
de la serpentine, littéralement, et sublime Mallika Sherawat dans Hisss
de Jennifer Lynch), nue et blanche dans le sombre placenta, dans les menstrues de l’enveloppe velue (retour à
Carrie White, so) ; cela pourrait
être grotesque, ridicule, risible et « obscène » – cela, acte de foi
dans les pouvoirs du cinéma, dans la beauté mystérieuse et mortelle des femmes,
dans la vérité détournée, essentielle, des fables, noires ou colorées, amères
ou sucrées, nous étonne, nous touche, nous ravit et nous donne envie de croire encore
dans le « septième art », menacé au quotidien (chaque mercredi) de
verser dans le rien, l’aboli, l’oubli. Durant quelques minutes, via une épiphanie sanglante et poignante
(geste de tendresse du père couvrant d’un tissu sa fille monstrueuse et
désarmée, désarmante), le titre se met lui-même au monde en permettant au
spectateur d’appréhender le sien (double possessif de la diégèse et de la « vraie
vie ») avec énergie, poésie, autonomie (véritable indépendance, de
financement et d’esprit). Ne manquez pas sa découverte, au risque de subir la
malédiction sexuelle énoncée avec le sourire dans les ultimes secondes par José Mojica
Marins : le bébé (un salut à Larry Cohen) existe, se porte bien et ne
demande qu’à se nourrir de votre affection, de votre confiance et de votre
reconnaissance – ou de votre sang, évidemment…
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