L’Infini Détail : Penser sensuellement le cinéma


Écrire à deux, c’est comme faire l’amour ; écrire à plusieurs, c’est comme participer à une partouze, affirmait à raison Gérard Brach dans Starfix. La solitude ontologique sait parfois s’ouvrir et chérir, reconnaître et transmettre. Du détail et de l’infini réconciliés, animés, naîtra un valeureux combat…


Oyez, oyez, pas encore trépassés : il se passe de drôles de choses du côté de l’université de Montpellier. Figurez-vous que des gens jeunes et passionnés y rédigent depuis la rentrée (scolaire, pas universitaire) 2014 – pour information, nous sévissons ici depuis l’été de la même année – une revue de cinéma. Elle s’appelle, inspirée par une citation de Fellini, L’Infini Détail, quasiment un oxymoron, donc, qui évoque pour nous le microscope, la macrophotographie et un célèbre dicton asiatique à propos du diable logé là, à peine visible et cependant obsédant. Nous connûmes le titre via un célèbre réseau social bien peu sociable, et Pauline (Réage ou Rohmer ?) Qnr (auparavant Quinonéro, car « souvent femme varie », son patronyme raccourcit) nous fit naguère l’amitié de relayer (avec quelques respectables réserves, certes) un texte lapidaire, en colère, consacré à l’avènement d’un néo-cinéma. Si la volonté, clairement formulée, d’intellectualiser le « septième art » tendrait à nous éloigner de la publication – l’intellectualisme nous excite autant que l’humanisme et toutes les autres saloperies partisanes, illusoires, en isme –, l’objet déjoue nos craintes et séduit par sa forme aussi bien que par son fond (dichotomie paresseuse mais pratique, qu’on nous l’autorise à cette occasion). Soulignons d’entrée la beauté de la maquette due à l’experte Marie Lemoine, où chaque page respire agréablement, l’image en dialogue harmonieux avec le texte. Avant de proposer un contenu adressé à l’esprit, un tel artefact s’offre à l’œil, sait ou non le convaincre de sa valeur intrinsèque, la surface soyeuse de l’esthétique enracinée dans le solide terreau des idées – voici une acceptable définition du style ou d’une belle femme intelligente, non ?


Revue sensuelle et intellectuelle (aïe), L’Infini Détail se préoccupe par conséquent d’un art à la fois majeur et mineur (de l’architecture au cinéma, dirait Fritz Lang), adulte et puéril, commercial et métaphysique (dualités à nuancer, mais je vais vite, je le reconnais). Elle le fait courageusement, à une époque peuplée de graphomanes et pourtant paupérisée en lecteurs (peu de temps pour exercer les deux activités de concert, disons, passons nos vies à consommer, à blesser, à ignorer). De nos jours, tout le monde (ou presque, certains trop occupés à suer six jours par semaine, sinon sept, histoire de boucler la fin du mois, d’honorer les sangsues-créanciers, de survivre dans la dignité scandaleuse des « travailleurs pauvres », tandis qu’un président épris de normalité s’en va en scooter chercher des croissants au beurre pour sa starlette décolorée installée à l’Élysée) semble écrire, publier, échanger (des « points de vue », à remplacer par des coups de poing, des caresses ponctuelles), apprécier ou pas (mise à jour du pouce romain, crétin). Peu importe si les bibliothèques se vident à la manière des églises (pas de procès en prosélytisme à un athée, merci), si des millions de livres finissent régulièrement au pilon (rentrée littéraire aux allures d’autoroute couverte de voitures accidentées, pour le régal de Ballard ou Cronenberg), si les minces liseuses peuvent contenir d’innombrables références intégrales que personne, jamais, ne se donnera la peine de parcourir (comme ces tas de chansons amassées inutilement dans les lecteurs et les cellulaires, en signature de l’abondance morbide des sociétés capitalistes dites en crise).


D’ailleurs, notez-le, L’Infini Détail se donne à lire en ligne, n’existe pas en support papier ; elle prend acte de la cinéphilie 2.0 et de sa praxis essentiellement numérique (votre serviteur avouait précédemment ne plus lire depuis des années certains magazines glacés, sans risque sanitaire ni régressif). Elle se signale par son élégance et sa générosité (un numéro compte quatre-vingt-dix pages !), l’enthousiasme général, générationnel, qui s’en dégage et s’y incarne. Oui, par caractère et par choix, je préférerai toujours la marge au centre, la tangente au cercle, l’individu au groupe, cela ne saurait m’empêcher de saluer une telle initiative collective, dont le rassemblement de personnalités, d’écritures, de sensibilités, miroite, d’une certaine façon, l’aventure d’un tournage et, à plus grande échelle, la possibilité (devenue aujourd’hui très problématique) d’une vie en société, apaisée, fertile, enrichie (et non enrichissante, bande de petits banquiers ou de boutiquiers, car aucun argent en jeu, ni de « financement participatif » irritant, la revue constituant ce que l’on nomme dans la langue de Shakespeare – et de Donald Trump itou, sorry – un vrai labor of love). Le lecteur (la lectrice), peut-être déjà curieux, conquis, refroidi ou échauffé, s’interroge sans doute sur la teneur et la qualité des articles. On le laissera par lui-même, comme un grand, découvrir ce sur quoi écrit l’équipe sudiste et comment elle procède dans son discours. On lui épargnera le pitch, le résumé, le spoiler, on lui fera suffisamment confiance pour s’impliquer une poignée de minutes ou plus longtemps, selon sa disponibilité, son humeur, sa fatigue (le cinéma et le monde contemporains nous épuisent, sans même le secours d’une nostalgie rassie).


Qu’il  constate toutefois que moult topics surent retenir avec plaisir notre attention nocturne (je lis la nuit, ainsi, Bashung mentait à ce moment) et dominicale (de grisaille, d’éclaircies), au hasard et de mémoire, la tronçonneuse traumatico-drolatique de Tobe Hooper, les tableaux stendhaliens d’une hitchcockienne Carlotta, la mère mortelle de Moretti, beau trio transgenre par-delà les périodes, les géographies, les courants, les chapelles, qui nous identifie assez bien dans sa multiplicité sérieuse et ludique, son humour noirissime, sa dimension mélancolique et méta, son caractère autobiographique et antique (je rajoute fissa, à la Prévert en inventaire, la panique de Duvivier, le supermarché de Kathryn  Bigelow, les jeux du cirque de Jewison, le corps mutant de Bacon & Cronenberg, les portraits de Kitano ou Columbo, le venin de Fulci, les vampires brechtiens de Browning, la chose eschatologique de Carpenter, la passion anémiée selon De Palma, la vallée amoureuse de Nicloux, la pornographie (trop) sentimentale de Noé + le Hollywood de J.-B. Thoret). D’autres rencontres et trésors attendent votre regard, bien que nous avouions avoir simplement survolé deux ou trois passages, par exemple, les éloges de von Trier ou Dolan, l’entretien avec Pascal Laugier, qui osa autrefois vomir sur Dario Argento dans les colonnes d’un opuscule « spécialisé », rappelant la pique de Mocky au sujet de Michel Ciment, lui-même interviewé : « Ce type écrit des bouquins sur de grands cinéastes mais il a une mentalité de concierge » (se méfier de ses amis, se féliciter de ses ennemis, se foutre des indifférents). Je n’écris pas pour cirer les pompes (pas mêmes les pointes et les talons d’escarpins de jeunes femmes trentenaires, en dépit de portraits épars, de célébrations sincères, sur ce blog et ailleurs) ; je n’écris pas pour étreindre mon prochain (tentation de l’éteindre) ou l’évangéliser à la mode laïque, l’enrôler dans ma guerre intime.


Je me garderai dès lors de tresser trop de lauriers à L’Infini Détail, au risque d’obtenir l’effet contraire (ce qui advint à Poe, control freak de la phrase, sa saveur ironique souvent passée inaperçue dans la réception-traduction de Baudelaire, modèle contradictoire de fraternité linguistique et de « belle infidèle » au profit d’une réflexive terreur existentielle). La revue, évidemment, s’inscrit dans une tradition critique franco-française (combien, parmi ses rédacteurs, passeront plus tard du clavier à la caméra ?) et la pensée du cinéma (a fortiori sa réalisation), nécessaire et futile, revendiquée par mes soins en montage alterné avec une envie de tout arrêter, détruire, de partir et de me taire (se contredire, s’en aller, recommandait/légiférait Charlie B.), double élan guère original, pas même pour les psys ou les adeptes de la philosophie, réclame davantage que cinq livraisons surprenantes, stimulantes, précieuses et malicieuses (joli hors-série hallucinant et lyonnais). Dans un registre similaire, le feu amoureux (voire compassionnel) des éditoriaux de la muse en chef pâlirait probablement face à l’immense obscurité au cœur de notre prose et de notre représentation (spéculaire) du cinématographe, de l’écriture, de tout le reste (que les béotiens et les bien-pensants se branlent à confondre radicalité avec « radicalisation »). Néanmoins, ne loupons pas ce prometteur début, ne négligeons pas ce premier pas, un aboutissement pas si « boiteux » (je cite la Miss) en soi. Avec passion, réflexion, à l’unisson et dans la séduction, L’Infini Détail nous parle de cinéma, de peinture, de vampirisme, de festival, de vidéo et de TV. Contemplez son visage (à la Picasso), écoutez sa voix (en polyphonie) et puis reparlons-en, avec eux ou avec moi, surtout à parution du prochain numéro (chut, pas de publi-rédactionnel), dans le cadre d’une resucée cannoise en compagnie de l’inoubliable Claudine Beccarie…     


                                      

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