Cargo : The Rose


Le gore peut-il encore émouvoir ? Après le réussi Zombie Honeymoon (2004), découvrons vite une petite pépite pleine et sereine…


Un accident, un survivant, un enfant : Cargo épouse la course essentielle, éphémère, de son héros, va droit au cœur du spectateur, le place d’emblée dans le drame. Les prolégomènes et les syntagmes, il s’en passe royalement. Du haut de ses sept minutes denses, où chaque plan participe de l’ensemble, il néantise les boursouflures US (Zack Snyder, Brad Pitt, Robert Kirkman, connais pas). Ni jeu vidéo, ni « véhicule » de star, moins encore soap interminable, mais merveille de réalisation (sens du cadre, du rythme, de l’allégorie réaliste), modèle d’émotion (aussi terrifiant que poignant, car les êtres chers y deviennent des monstres à redouter ou des trésors à sauvegarder), ce court métrage australien, remarqué à raison un peu partout, mille fois plus éloquent que moult longs sur le même « thème », mériterait d’être projeté dans chaque école de cinéma. Derrière la caméra, un homme et une femme : Ben Howling le bien nommé, Yolanda Ramke itou scénariste et actrice (la seule humaine, très maternelle, à l’écran) ; le couple/duo produit son opus, destiné au festival Tropfest de Sidney (un équivalent, disons, de notre hexagonal homologue à Clermont-Ferrand), devenu « viral » sur la Toile depuis 2013 (juste succès globalisé). Devant : l’impressionnant Andy Rodoreba, un physique et une présence à la Henry Rollins (Schwarzenegger sembla s’en inspirer pour son propre Maggie). Au sein d’une diégèse quasiment muette, les seuls mots à entendre et à lire se remarquent avec une puissance restaurée, une nouveauté vivifiante. « Papa » prononcé (pas en entier) + « Rosie » au marqueur sur le ventre du marmot – le raccourci assemble les protagonistes, les identifie, nous évoque la façon dont Annaud, naguère, expliquait dans Starfix le titre du livre d’Eco adapté sans trop de Connery (si la rose disparaît, restera d’elle son nom).


Fable lapidaire et adulte sur la paternité ensanglantée, ce qu’elle implique en matière de sacrifice, d’obstination (et matières organiques rassemblées dans un baluchon hypnotique, carotte/bâton de la marche mécanique), Cargo, au minutage calqué sur le périple limité de son vaillant anonyme (trois heures cinquante-cinq condensées en quatre cent vingt secondes), tendu comme un arc narratif réduit à l’exercice physique et métaphysique d’un premier corps contaminé, condamné, d’un second à sauver, protéger, n’oublie pas l’humour noir (la vie n’y tient plus à un fil mais à une ceinture de sécurité) ou la respiration du monde alentour (reliquat endeuillé, instrumentalisé, de fête enfantine d’anniversaire, nature rêveuse aux herbes oscillantes dans le vent eschatologique). La beauté du film, son intelligence, se lisent également dans la précision et la richesse du détail (pied caressé du gosse dans sa hotte, alliance subliminale envolée, revenue). Avant d’atteindre, au bout de dix-huit kilomètres, la safe zone pointée d’une croix sur la carte, le Père Courage hurlera en silence, avatar de Moïse escorté par la voix céleste, sinon angélique, de la compositrice Helen Grimley. Deux plans superbes, au ralenti, immobilisent et iconisent la trajectoire lente et sans issue : les visages dichotomiques du père et de la fille, aux regards opposés, aux yeux curieux ou déjà blanchis, puis l’homme debout au milieu de la verdure, de la grisaille, grotesque et admirable. La coda se situe dans un cimetière en bord de mer (George A. Romero rencontre Paul Valéry), avec « crucifixion » par un sniper (une balle unique), arrivée de creuseurs, contact tactile et « adoption » in extremis (enterrement miséricordieux). La « nouvelle mère » paraît sidérée, autant hébétée que le cinéphile par ce qu’il vient de voir.


Aux dernières nouvelles (mars 2015), les auteurs envisageaient d’étirer Cargo selon les dimensions d’un long métrage, dédoublant le voyage au moyen d’une jeune Aborigène. Pourquoi pas, wait and see, so, bien que sous sa forme actuelle, le film se suffise à lui-même, aboutissement mineur (par la durée) et majeur (par l’intensité). Débarrassé des écueils traditionnels d’un type d’expression encore largement minoré, l’œuvre de Yolanda Ramke & Ben Howling (pour laquelle on cède bien volontiers, à ceux qu’elles intéressent, les affèteries réflexives et arty d’un autre tandem, celui de Hélène Cattet & Bruno Forzani) ne ressemble à aucun moment à un film de fin d’études, à une carte de visite, à un brouillon. Bien au contraire, elle s’avère une délicieuse (malgré le sujet !) surprise dotée de l’acuité, de la mélancolie, de la violence sociale et sentimentale présentes chez un Maupassant, autre maître renommé de la nouvelle (en plein air, en huis clos) et observateur lucide, au bord de la folie, de nos cargaisons fragiles et futiles, de nos aventures tragiques et comiques d’espèce humaine écartelée entre le devoir et la destruction, la tendresse (virile, ici) et l’absence de merci. Un « film de zombies », Cargo, rien que l’énième illustration d’un filon métaphorique ressassé, dévalué ? Sûrement pas. Au lieu de perdre du précieux temps qui ne reviendra plus, prenez un peu du vôtre pour fixer la mort en face, la dépasser, y survivre (grandeur de l’horreur), car la nuit du lointain et proche cargo (une pensée pour Axel Bauer en sueur) vous illuminera, dans la lueur cruelle et suprême du mélodrame, miroir outrancier tendu aux vivants (donc, à l’occasion, aux morts-vivants) pour leur montrer comment ils vivent, se déchirent, s’unissent et disparaissent au final, mirage de la vie écrit sur du vent avec une encre fassbinderienne – ou australienne, par conséquent…       

           

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