Tarakanova : Princess Bride
Fin du coffret, de la rêverie éveillée, des envies d’une autre vie…
Nous voici, dans une satisfaisante copie,
granuleuse et onctueuse, au bord du cinéma parlant : on entendra des
sabots de chevaux, des tambours martiaux, des cris de victime en train d’être
écartelée ; mais un son domine, surpasse tous les autres, introduit et
conclut l’œuvre : le glas. Après un écran noir, déjà endeuillé, d’une
minute et trente secondes, rempli par la construction savante et ascendante des
mesures de Boris Godounov, ouverture
cinématographique de prestige, nous indique un carton de Gaumont, après le
visage dédoublé d’Édith Jehanne en suspens au cœur des ténèbres, l’actrice
éphémère magnifiée par l’obscure lumière de Jules Kruger, un fidèle des
classiques de Duvivier, le film débute par un enterrement à la Tarkovski ou à
la Welles grimé en maure shakespearien, celui du jeune Ivan VI, menace envolée,
occise, pour le trône de Catherine. Raymond Bernard situe le cérémonial dans un
couvent – et non un monastère, contrairement à ce qu’affirme le texte – saisi
en cinéaste-géomètre, avec perspectives, diagonales et verticales stimulantes.
Les nonnes vêtues de noir exécutent une danse macabre chorégraphiée, chuchotent
– car les intertitres déploient désormais des dialogues – entre elles et
s’interrogent sur la piété rallongée de sœur Dosithée, véritable héritière de
sa mère impériale recluse volontairement, inflexible malgré les doléances
pressantes d’un courtisan dégradé rêvant de revanche, incarné par un Rudolf
Klein-Rogge rescapé des métrages de Fritz Lang. Le final bouclera la boucle,
paraphera la chronique d’une mort annoncée, avec la rencontre de la religieuse
pardonnante et de l’aventurière repentante, réunies à l’abri des outrages du
temps, l’agonie de la doublure déroulée sur fond sonore de Tristesse de Chopin.
Mademoiselle Jehanne s’y donne la
réplique puis un chaste baiser sur le front à elle-même, avant d’assister à ses
propres funérailles, magie mécanique et métaphysique du montage et du cache/contre-cache.
Cette femme double et pourtant unique rime un peu avec Marie Bell dans Le
Grand Jeu de Jacques Feyder, play-back compris, puisqu’une « chanteuse
réaliste » – disons Odette Barancey ou Berthe Sylva selon les sources –
entonne une rengaine sentimentale commise par le réalisateur et son « adaptateur
musical » talentueux nommé Antoine Roubaud. Ici, le son diégétique
s’insinue presque par effraction, comme l’héroïne passant sous la tente du
banquet – notez le travelling d’aplomb
à la Freaks
sur la table des victuailles –, tandis que l’usage en leitmotiv rappelle une
chansonnette de Lys Gauty plaquée sur L’Atalante défigurée de Jean Vigo.
Que nous raconte Tarakanova, insuccès notoire à cheval inconfortable entre deux
époques et deux « langages », opus
sis dans une Russie elle-même rêvée, inspirée, délocalisée à la Victorine, aux
bons soins du brillant Boris Bilinsky, à tort jugé œuvrette par les
exégètes ? Rien de moins que le cinéma, sujet méta déjà là dix ans plus
tôt – cf. Caligari et son marionnettiste expressionniste en matrice du film dit
horrifique – et retravaillé via un
cruel conte de fées (pléonasme) ensoleillé où la French Riviera joue les
simulacres de Raguse, où une bohémienne, hypnotisée à l’insu de son plein gré
par un comte revanchard, se transforme en comédienne, « se fait son cinéma »
en décors naturels, pratique une sorte de fugue psychogénique à la David Lynch
avec l’aval de l’amour, sentiment proverbialement aveuglant, produit de
consommation courante survalorisé, dévalué, dans le sillage de la courtoisie
littéraire et chevaleresque du douzième siècle occidental.
Il conviendrait, quatre-vingt-cinq
ans après, de projeter Tarakanova à toutes les jeunes
actrices – par extension à toutes les jouvencelles éprises de célébrité, de notoriété,
de gloriole –, à celles qui aspirent à le devenir, histoire de les faire
réfléchir, de les conforter ou de les refroidir. Notre bon Bernard confessait
une « tendresse » particulière, « pour de nombreuses et confuses
raisons », envers ce titre, trouvant à raison son interprète
« extraordinaire de poésie et d’émotion » (propos tirés du livret,
référencés en Échos de naguère). Sans succomber à la psychobiographie ni au
délire d’interprétation – alors que Tarakanova, « petite princesse »
uniquement pour ses proches, se projette, délirante, à son mariage mental sur
la barque qui l’amène au vaisseau à la Pirates et au cachot de sa rivale, climax expressif, lyrique et ironique
tout en contre-plongées, surimpressions, fondus enchaînés, orgasmes sonores des
canons et ahanements des harangues de la foule –, le film démontre à chaque
plan un regard énamouré autant qu’il élabore une réflexion in situ sur l’art
funéraire et spectaculaire du « septième art ». Suprême mélodrame
minnellien faussement voisin de L’Impératrice rouge – Marlene, en
souveraine SM, s’amusait d’elle-même dans la surcharge légère de son von
Sternberg ravi, raidi, dictatorial et soumis –, Tarakanova fait davantage
penser à Sueurs froides, autre fable platonicienne –
et puritaine – sur les puissances du cinéma, démonstration-condamnation du
charme mortifère des apparences, déguisée en étude sur la nécrophilie par un
grand manipulateur imitant le Poe hilare de Genèse d’un poème –
volatile volant dans les plumes des universitaires –, l’hameçon de la glose
scolaire, à la saveur de scandale, avalé avec avidité par l’évangéliste et
bourgeois saint François.
Au bout du songe et du mensonge ricanent
la trahison, la torture, la tuberculose, en tout cas pour le personnage
historique dont on s’inspire. La Tarakanova de Raymond Bernard, petit fille
orpheline qui voulait s’inventer une lignée, une famille, une mère, surtout, se
mire, trop tard, dans son reflet de hasard, sœur d’infortune qui refusait de
conserver en souvenir une reproduction de poche de sa génitrice célèbre et
encombrante. Advenir au monde ou y mourir, appartenir à la haute société
confite dans sa petitesse et ses largesses mesurées ou s’extraire de la
mondanité, au sens religieux du terme : le film se tient entre ces deux
tensions, ces deux élans contraires, et les figures masculines métaphorisent le
statut et le rôle du réalisateur, fan
éperdu à la comte Orlof – pas celui de Jess Franco ! – ou « mauvais
génie » attendri, hagard, dépourvu de perruque, « battant sa coulpe »,
à la comte Chouvalof, alter ego de Bernard comme James Stewart
singeait dans son fétichisme vestimentaire son mentor irréductible à de
quelconques « obsessions » – et fusillons gaiement ceux qui
persistent à perfuser son patronyme à celui de l’auteur de Redacted. En découvrant
cette pépite coupante et sucrée, on en viendrait presque à détester l’errante
prisonnière volontaire de son désir de s’installer, de se faire entretenir dans
l’oisiveté méprisante et méprisable des têtes couronnées, jamais assez
décapitées. Mélange de Sissi, de Mata Hari, d’Emma Bovary, de Rosie Ryan et de
Marie-Antoinette, surtout de son avatar selon la fille à papa de Coppola,
Tarakanova se rédime cependant, à défaut de se racheter, de connaître une
rédemption in extremis, par sa douleur de gamine anonyme, sans racines, sans
origines, sans destin.
On l’aime autour d’elle, et notamment
l’irremplaçable Antonin Artaud en bossu transi aux allures de Lon Chaney dans L’Inconnu
de Tod Browning, mélodrame sidérant, horrible et sublime, où « l’amour fou »
va jusqu’au démembrement, mais cela ne lui suffit pas, cela ne saurait
remplacer l’affection d’une mère, d’un père, et elle repousse dans un nuage de
poudre les attentions bientôt déçues du vieux banquier généreux. Pareillement,
l’intégrité du dessein de Dosithée le sosie nous touche, en bon athée
revendiqué, dans sa grandeur solitaire et désengagée, car un immense égoïsme se
cache aussi au sein de l’altruisme et de la prière. Dans Tarakanova, le rêve et le
réel s’affrontent jusqu’à la mort, le « principe de plaisir » le
dispute au « principe de réalité », à la jalousie magnanime d’une
souveraine impressionnante et impitoyable bien portée par Paule Andral – le
reste de la distribution principale ne démérite pas, Bernard, ancien acteur
éclair au côté de l’amputée Sarah Bernhardt dans Jeanne Doré, dirigeant
avec une grande justesse l’ensemble de la troupe, mention spéciale à Olaf
Fjord, aux courageuses larmes viriles dans un bois en coda à la Pagnol, celui
du Schpountz,
mettons, la luminosité sudiste, sensuelle et intemporelle, capturée en
contrepoint pertinent des conventions du « genre » lacrymal. A
l’heure où un président supposé normal et spécialisé dans les hommages funèbres
– parce qu’il peine à se soucier des vivants, avec ou sans dents ? – rend
hommage aux Tsiganes internés, déportés, assassinés, durant la Seconde Guerre mondiale,
le dernier plan du film résonne funèbrement, la caravane des « gens du
voyage » semblant filer droit vers Auschwitz, dont les portes sans retour
ou quasiment s’ouvriront la décennie suivante, bien que l’on puisse émettre
certaines réserves envers ceux qui voient dans la chasse de La
Règle du jeu un présage de l’hécatombe de 39-45.
Par-delà ses scènes de bataille –
contre des Turcs armés de baïonnettes, aux cadavres entrevus – et de bal
costumé auto-référentielles, ses miroirs narcissiques et son portrait aulique
d’une ressemblance en effet troublante, poesque et premingeresque, ses triviales,
attachantes, auréoles de transpiration sur une robe d’Esméralda, son habit de
lumière sur un mâle un chouïa efféminé, ses passages secrets issus du roman
noir conduisant aux appartements impériaux en plein siècle des Lumières, sa porte
de forteresse sépulcrale cadrée de manière similaire à celle du palais
matriarcal, son sacre maladif et décoratif, avec son comte Potemkine bien
peu révolutionnaire, nouveau favori, et son rideau à la Magicien d’Oz derrière
lequel se déroule l’ultime « entrevue » – l’une des « épouses du
Christ », en parlant de la morte, formule cette exquise litote :
« Elle n’est plus là !... », comme pour souligner la
présence-absence de n’importe quelle image-corps au/de cinéma –, Tarakanova
déploie avec douceur et violence une beauté, une majesté – sans jeu de mots –
et une vitalité de chaque instant. La jeune fille sur le point de mourir
apparaît en sirène ivre d’alcool et de fantasmes, « vendue » pour son
bien aux ploutocrates endimanchés, sacrifiée sur l’autel de sa fiction intime,
en écho inattendu aux agents doubles et convaincus de leur masque révélateur,
de leur identité d’emprunt identitaire, chez Graham Greene ou Philip K. Dick.
Hélas ou tant mieux, la « vraie
vie » – que vaut encore cette locution quand la réalité se dissout dans la
virtualité généralisée, quand ce que nous prenions pour les fondations
existentielles de nos vies en vient à s’avérer pure illusion, à disparaître
dans l’incertitude du scepticisme, du cynisme, de la métamorphose
perpétuelle ? – fait toujours retour, ici et ailleurs, au cinéma et en
dehors, et la chanteuse apatride nous évoque autant la danseuse épuisée des
Archers, se jetant, dans Les Chaussons rouges – sang – sous un
train emprunté à Anna Karénine, que les naufragés de Lampedusa ou les déplacés
de la « jungle de Calais »,
carburant médiatique pour indignation de surface et profonde incurie
institutionnelle, rêveurs d’Europe et d’espoir vite ramenés à la désillusion
d’une noyade ou d’un bidonville indigne (pléonasme) au pays bien-pensant,
tellement arrogant, des droits de l’homme, de la liberté, de l’égalité, de la
fraternité, de « l’exception culturelle » et autres fariboles
gargarisées à longueur de logorrhées électorales. Oui, grandeur d’un film poétique
et politique, plaisant et poignant, signé d’un auteur-artisan important, à
dynamiser une dialectique antique, au moins depuis Homère, à base d’exil et de
nostalgie, d’horizon et d’adaptation, avant que le précieux coffret de DVD ne
se referme, avant que le fondu au noir définitif, individuel et collectif, ne
nous mène au territoire – des morts, des créatures de l’écran – dont nul ne
revient, pas même voilé, à l’instar d’un film ou d’une femme, et peu importe
notre position dans la tragi-comédie sociale. Les loups et les combattantes,
les automates et les pianistes, les jumelles et les miséricordieuses, les
putains, les politiciens, les cinéphiles, les bâtisseurs, les sincères et les
imposteurs, les fraternels et les terroristes, tous dansent au sommet de la
colline de Bergman, et la Camarde conduit la farandole, et Tarakanova, avec l’infinie
patience de Laura – Palmer ou Preminger – nous y attendra, nous y attend déjà,
morte renaissante comme une séquence de cinéma, comme une idée de vie
meilleure, comme une utopie inextinguible.
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