Mauvaise graine : Frères de sang


Travailler fatigue, affirmait le suicidaire Cesare Pavese ; sans doute, surtout pour des salaires de misère, cependant que vivre en hors-la-loi ne conduit qu’au trépas (« chez soi »)…


Voici donc une tragi-comédie commise par Claudio Caligari (bouclage de trilogie), amicale et anémiée, sise à Ostie (une pensée pour Pasolini) au milieu des années 90, sur fond de drogue, colère, dégoût, amour, rédemption, chantier, normalité, famille recomposée, braquage au fusil déchargé, mort et naissance. Délinquants pas méchants (Non essere cativo, incitent le titre en VO et la devise sur le t-shirt de l’ours en peluche), presque frères ou amants, ces vitelloni récompensés à Venise, salués par la critique transalpine, comme un double hommage au peu productif réalisateur décédé à la soixantaine, hésitent entre le naturalisme (sociologie du bord de mer automnal, de la came passant des pilules à la coke puis à l’héroïne) et le mélodrame (gamine malade bientôt nièce décédée, sa maman emportée autrefois par le SIDA : ça vous va ou pas ?) et s’avèrent hélas vite prisonniers d’un téléfilm en Scope ne les laissant jamais respirer, exister, s’élever ou replonger en dehors de clichés ressassés (les femmes, saintes ou putains, modèles ou épaves), au désenchantement impuissant (à convoquer une réalité, à la mettre en cause, ce qu’ébauche maladroitement l’épilogue lesté de préoccupations sociales). Le bagarreur et christique Cesare (Zavattini ? Ou alors en clin d’œil au somnambule protonazi selon Kracauer ?) enterré, le preux et casé Vittorio (Mussolini, cinéphile et célèbre fils de, sinon vaincu de la vie au prénom en oxymoron) demeure honnête mais pauvre, voire l’inverse, et retrouve son ex réinventée en mère au foyer maternel. L’œuvrette s’achève par une pirouette à la John Woo (notez le ralenti arty d’une « blanche » avalanche poudreuse directement sur l’objectif), un sourire de souvenir entre les larmes issues de la dureté du présent. Il en faudrait plus pour réellement nous émouvoir et nous impliquer.



Ni Visconti, celui de Rocco et ses frères, par exemple (boxer contre soi-même et l’époque, acquérir une sainteté dostoïevskienne de belle gueule foudroyée, de martyr homo), ni Fellini (l’hallucination clownesque, surréaliste, du car rempli de fêtards, à la fausse sirène à perruque de travers et à queue en plastique, exécutée d’une balle dans la tête), Caligari livre ainsi en testament une chronique languissante, exsangue, insipide et condamnée à l’amnésie (du spectateur). Pour une fois, on écoutera le conseil ironique, on se gardera de faire preuve d’une trop grande sévérité (quoique, l’interprétation à l’unisson n’arrange rien), envers un opus aux personnages, à la réalisation et à la morale en papier (les maçons de la diégèse ne parviennent à aucun moment à ériger la maison du métrage, dommage). Le cinéma italien, nul lecteur de notre prose ne l’ignore encore, nous l’aimâmes de toute notre âme, et pas seulement au travers de ses « auteurs », du « néo-réalisme » (un malentendu d’esthète, un sillon commercial, une consécration muséale), du « western spaghetti » (dénomination injurieuse, qui outrageait Leone à raison), du film politique (pléonasme, amico mio) ou des arabesques baroques (Argento and Co.) de la grise (idem ici) décennie 70. Depuis le règne grotesque et significatif (à la TV, à l’Assemblée, dans les salles et les esprits) de Silvio Berlusconi, entamé à l’orée de la vulgarité généralisée, corrosive, des années 80, le « septième art » de la péninsule n’en finit plus d’agoniser, grand malade choyé dans les festivals européens, réduit à une poignée de noms (vous les connaissez, vous aussi, les Begnini, Garrone, Salvatores, Sorrentino, Tornatore et tutti quanti) à peine dignes d’êtres cités ou pris en signes d’espoir et de renouveau (Francesca Archibugi & Michele Soavi ne donnent plus guère de nouvelles, Michele Placido se galvaude, Marco Tullio Giordana tourne peu, Nanni Moretti, lui, paraît fatigué au point de consacrer, avec Mia madre, une biographie spéculaire et endeuillée à une réalisatrice incapable de filmer, de donner le jour à une fiction combattive rendue dérisoire par la disparition en direct de sa chère génitrice).



Cet état de mort-vivant affleure (ou constitue son vrai cœur à l’arrêt) dans Mauvaise graine (adaptation française à la Richard Brooks, si scolaire et bien-pensante), sorte d’ersatz atone du peu consensuel Accattone, sorti (en catimini) l’an dernier, visionné hier soir, bulletin de santé superfétatoire et symbolique à propos d’une situation sinistre/sinistrée que l’on connaissait (regrettait) déjà (Caligari, « sauvé » des Brigate Rosse par la cinéphilie paternelle et une conscience discutable de la suprématie structurelle du capitalisme, connaissait mieux que quiconque la difficulté de faire des films en Italie ; inutilement, il en informa par courrier un certain Martin Scorsese, sacro-saint rat de cinémathèque porté sur la conservation du « patrimoine » davantage que sur le soutien aux vivants, en logique orthodoxie nécrophile d’une partie des « professionnels de la profession » et des commentateurs extérieurs). Tant pis, il conviendra (ou pas) de s’en contenter, diagnostic mélancolique d’une filmographie qui sut naguère, et de quelle manière, à la fois nous faire rire et pleurer, réfléchir et frissonner, souvent dans le même plan, d’un seul élan-mouvement, autobiographie fraternelle, sensuelle et conflictuelle, d’un pays qui posséda suffisamment de vitalité, de tristesse, de tendresse et de lucidité pour se regarder en face, au miroir impitoyable et majeur de son cinéma (de nos jours, Lampedusa ne renvoie plus au Guépard mais aux migrants naufragés, « thème d’actualité » lui-même en train de devenir un lieu commun des imaginaires, là-bas ou ailleurs, cf. le récent Fuocoammare). En France, nation audiovisuelle d’arrogance incestueuse plutôt que d’élégance généreuse, les images sur grand écran survivent sous perfusion et tutelle étatico-télévisuelle – pour combien de temps ?     

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