Été violent : Dimanche d’août


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Valerio Zurlini.


Un été 42 transposé en Italie un an après ? Oui-da, jusqu’à un certain point, et l’on pensera aussi au Diable au corps de Radiguet (voire à celui d’Autant-Lara), à La Clé de Tinto Brass (noces historiques d’Éros & Thanatos, pulsions de mort et de vie dans le même lit), à Luciano Emmer (insouciance estivale et sensuelle, clin d’œil de notre sous-titre), à Fellini (vitelloni du bord de mer, oiseaux de nuit s’éclatant au cirque), à Antonioni, surtout, pour le milieu (favorisé, réfrigéré), pour la forme (personnages se parlant de dos, jeu sur la perspective et surcadrages, présence primée de la renoirienne Eleonora Rossi Drago, vue dans Femmes entre elles), pour la géométrie architecturale des sentiments (triangle amoureux ironique, puisque, la vie imitant l’art, Jacqueline Sassard, apparemment, partagea la vie du réalisateur avec une autre femme). Été violent, avec son titre à la Pasolini, constitue certes une belle histoire d’amour (hétéro) contrarié, mais encore et davantage un témoignage précieux, conçu disons une quinzaine d’années plus tard, sur la psyché transalpine en 1943. Zurlini et la grande scénariste Suso Cecchi d'Amico dressent un portrait assez impitoyable, pourtant dépourvu de manichéisme, de la bourgeoisie oisive et coercitive des abords de Rimini (il caro Valerio, alors  lycéen, passa lui-même un dernier été à Riccione, avant de s’engager dans le Corpo Italiano di Liberazione), sans oublier d’épingler l’héroïsme subit d’une partie de la population, à la tombée (littérale, via un buste chu) du Duce (en France, tout le monde ou presque intégra la Résistance à la Libération, mythe gaulliste voulu ciment national, démenti avec une rage froide par le Duvivier de Panique de retour des USA).



Mélodrame amoureux scandé par un thème martial, lyrique et récompensé de Mario Nascimbene (il se surpassa avec celui des Vikings de Richard Fleischer) – notons encore l’érotique boléro de Temptation, issu de Chantons sous la pluie, accompagnant une drolatique scène de danse, de connivence et de jalousie –, Été violent, dans la modestie de son argument, dans l’élégance de son noir et blanc (signé Tino Santini), raconte l’histoire (d’un petit « planqué », de surcroît fils de fasciste) à l’ombre de l’Histoire (la péninsule du mauvais côté puis du bon), tresse le drame sentimental à l’horreur d’un massacre mondial (Le Professeur situera pareillement, au même endroit, des amours estudiantines, sises et enserrées dans la grisaille ploutocratique et terroriste de la décennie 70). L’épilogue ferroviaire (Trintignant prendra itou Le Train en compagnie de Romy Schneider) se signale ainsi par sa cruauté, sorte de climax narratif et cinématographique (montage du maestro Mario Serandrei, collaborateur de Visconti et à l’œuvre sur La Fille à la valise) saisissant l’obscénité foncière de la guerre (et du trépas en temps de paix), notamment par l’entremise du décès de femmes (une survivante vire à l’hystérie) aux jupes relevées, aux pieds déchaussés, d’enfants étalés par terre, inertes (Zurlini joue même les Godard en coupant cut la musique sur le son sec d’une portière de wagon, refermée en tombeau de la romance).



Carlo (souvent remarquable Jean-Louis Trintignant, l’un des meilleurs acteurs de sa génération, ici ou ailleurs, tout en solitude existentielle et tendresse virile, doublé en VO par Paolo Ferrari, la voix italienne du même dans Le Fanfaron et, de façon surprenante, ou non, celle de Franco Citti dans Accattone ou de Cliff Robertson dans le florentin Obsession) et Roberta (juste et sculpturale Eleonora Rossi Drago, avatar italien d’Ingrid Bergman, accessoirement femme de Loth pour La Bible de Huston), in fine rattrapés par un conflit à la sauvagerie « souriante » posée dès le prologue maritime (partisan blessé en barque, V de la victoire par un soldat, mouchoir offert par une jeune femme), se séparent en mode Anna Karénine (hors le suicide), et l’appelé regarde hors-champ, erre lentement, sidéré par une violence enfin ressentie dans sa chair (tirs et bombardements, modulation létale du raid précédent sur les parasols, l’identité des agresseurs de civils, cette fois-ci Alliés, alors de peu d’importance, en vérité). Auparavant, l’étudiant éternel deviendra le protagoniste d’une fable œdipienne, (délicieusement) coincé entre un ersatz de mère, veuve « scandaleuse » initiatrice aux dérisoires mystères du cœur et de la chair (pudeur de l’obscurité, de l’ellipse) et un père (excellent Enrico Maria Salerno, capable d’animer une silhouette en quelques plans, gestes, mots) excusé dans ses crimes, nimbé d’une énigme aimante (il épargna toujours le front à sa progéniture), sous-texte explicite qui participe du charme implicite de l’œuvre, limpide et cependant suffisamment subtile pour susciter une sorte de fascination mélancolique, d’attente impossible à satisfaire (le langage et le sujet du Désert des Tartares, adaptation inspirée de Buzzati, avec un Jacques Perrin en troufion métaphysique).



Oui, on gardera de ce grand petit film, découvert hier, de beaux souvenirs, des visages-paysages, des textures sonores, des élans et de la lucidité : une gamine effrayée par l’avion allemand en rase motte (Colomba, la fille de Roberta, au prénom immaculé chipé à l’insulaire de Mérimée) ; la raideur aristocratique et méprisante (« racaille » familiale pour qualifier l’entourage du béguin) de Lilla Brignone, bientôt génitrice de Monica Vitti dans L’Éclipse ; l’innocence désenchantée de la juvénile belle-sœur au prénom de pécheresse (Maddalena) ; la face de Trintignant éclairée de manière dramatique, en clair-obscur, à deux pas de la piste des clowns, les lumières du chapiteau soufflées par une menace aérienne (le spectacle boormanien, pyrotechnique, de la guerre se donnera également à voir à l’abri de la villa paternelle, remplie de disques de jazz et de peintures « modernes ») ; des radios vite éteintes ou collectivement écoutées, en coryphées de la tragi-comédie mussolinienne ; une première escale, en touristes, en amoureux, dans une petite ville et une seconde, projetée, jamais effectuée, au château de Gradara (lien géographique et symbolique avec les amants maudits, adultères, de Dante, fameux couple, là-bas, de Francesco et Paola) ; un baiser à distance, épié par la jouvencelle hautaine, enfantine, sur fond de criquets nocturnes concoctés en studio par le Foley artist ; une casa del fascio prise d’assaut par une foule à la Furie de Fritz Lang ; un adieu définitif en plongée/contre-plongée, Eleonora aux faux airs ébouriffés de Monica.



La filmographie concise de Valerio Zurlini, enseignant, les derniers temps, au Centro Sperimentale di Cinematografia, pratiquant la direction de doublage (par exemple Voyage au bout de l’enfer pour l’Italo-Américain Cimino), qui mit fin à ses jours et à nos nuits au seuil de la soixantaine, outre les titres cités supra, demeure encore largement et injustement méconnue ; à sa façon poétique et politique (impossible de séparer les deux à nos yeux), rigoureuse et frémissante, Été violent s’avère donc une importante porte d’entrée sur son univers adulte, triste, sincère. N’attendez pas l’hiver de votre vie pour partager cette saison ensoleillée, endeuillée : Carlo et Roberta, couple banal et sublime enlacé à l’aube indiscrète sur une plage déjà envahie, son visage à lui lové dans son épaule à elle, la déesse marine échouée, renaissante, vivante, lestée de sable dans ses cheveux, sa cuisse à peine dévoilée par la robe entrouverte (l’érotisme, au cinéma, tient à cela), couple dépareillé, élu, troublé dans son intimité de cabane sous les étoiles par des hommes armés (comment concilier devoir et désir, émotion et action ; comment être un homme sans céder au machisme, au militarisme ; comment être une femme sans tenir les rôles « culturels » de putain, de sainte, de reproductrice, de matrone ?), vous attendent dans la nuit (antonionienne) et le plein soleil (à la Clément) d’une Brève rencontre. Laissons celle-ci, intime, (re)tracée par ce texte public, se déposer discrètement, joliment, longtemps, avec la douceur du malheur, dans notre mémoire de cinéphile sudiste – et la vôtre…  


    

Commentaires

  1. Bonsoir. Merci pour cette belle chronique pertinente en forme de jeu de pistes. Oui, un été 42, j'y ai pensé après, curieusement. Tout ce que vois dites est juste et bien vu (les références-allusions etc..)Vous parlez d'un grand petit film. Je mets moins de réserves que vous. Dommage aussi que vous n'insistiez pas davantage sur la beauté affolante de Eleonora Rossi-Drago (Ingrid Bergman, bien vu) d'une somptueuse incandescence jamais retrouvée dans un autre de ses films. C'est le rôle de sa vie. Quant à Zurlini, le réalisateur est,en effet, méconnu. Les vieux comme moi se souviennent des cycles italiens de Patrick Brion au Cinéma de Minuit, qui nous faisait découvrir ses films magnifiques, entre autres.

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    1. Merci à vous ! Une grande beauté, en effet, dirait Paolo Sorrentino, qui me séduisit aussi, rassurez-vous... La signora Rossi Drago, dans sa lutte vite étouffée contre les conventions sociales, m'évoque encore la chère Ingrid dans Europe 51, peut-être, là également, le plus beau rôle de la muse de Rossellini. Grand par l'impact, petit par la modestie, je persiste aimablement. Et les cinéphiles de ma génération, dans le sillage de L'Affaire Mattei (oui, oui), se souviennent à leur tour de l'émérite Patrick ou du "prosélyte" Claude-Jean Philippe, récemment disparu, deux bienfaiteurs-passeurs (dirait le regretté Serge Daney) parmi d'autres devenus aujourd'hui plus rares ; au plaisir de vous lire, ici ou ailleurs.

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    2. merci de votre réponse. Je découvre que vous êtes un admirateur de Julien Duvivier. Moi itou. Mon cinéaste français préféré. Oui, devant Renoir, devant Carné.là encore, Brion. Bonne soirée. I'll Be Back.

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    3. Auquel ARTE rend hommage ces jours-ci, via Voici le temps des assassins et Marie-Octobre ; quant au nietzschéen Arnold, il demeure Conan for ever - idem !
      https://plus.google.com/106170379069349876855/posts/MdPT1toiVES

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