The High Frontier : Essential Killing


Quand les Chasseurs dans la neige de Pieter Brueghel lAncien (l’une des toiles favorites de Tarkovski) jouent au « jeu le plus dangereux », naguère pratiqué par le comte insulaire de Schoedsack (& Pichel)… 


« N’importe qui deviendrait cinglé ici » : d’emblée, The High Frontier s’inscrit dans le sillage de The Thing et Giorgino, retravaille l’angoisse et la paranoïa suscitées par l’immensité enneigée. Un père (anciennement) garde-frontière, deux fils adolescents, un passeur rescapé d’un « accident » – le drame (de chambre) peut se mettre en place au sein d’un chalet (flanqué d’une prison) cerné par l’horizon blanchi, aboli. Le film commençait en pleine nuit, sur une route éclairée aux phares, dans un habitacle où sommeillait Janek (diminutif affectueux, équivalent local de notre Jeannot), avec à la radio une station religieuse évoquant le fruit sacré des entrailles de Marie. Il s’achève en plein jour, dans une aube endeuillée, sans une once de miséricorde pour ses protagonistes, damnés réchappés de vacances infernales, supposés formatrices, qu’ils n’oublieront jamais, même sur le chemin de la base, du retour à la « civilisation ». Wojciech Kasperski, trentenaire recouvert de prix pour ses opus courts, élève à Łódź (tels Bartkowiak, Munk, Polanski, Skolimowski ou Wajda), expert culturel pour le gouvernement, accessoirement documentariste en Sibérie et admirateur du Dalaï Lama, filme avec élégance (monochromie en noir, blanc puis bleu) et classicisme (chaque plan possède une sûreté de cadrage, de durée) sa fable très cruelle sur la masculinité, en Pologne ou ailleurs. « Sois un homme » dit le veuf en égorgeant un chevreuil renversé par sa voiture tandis qu’il changeait de fréquence, et le cadet (Tomek) insultera son frangin de la même manière que Konrad, l’intrus tatoué, patibulaire, via un explicite « Petite pédale ». Huis clos, home (et homme) invasion, survival, parabole, The High Frontier (entre les valeurs morales) se tient tout entier entre ces deux extrêmes, ces deux conceptions, impérative ou péjorative, de la virilité.



Les femmes, elles ne font que de la figuration, comparses avinées lors de l’accueil initial, survivante-migrante voilée (Alicia, clin d’œil à Lewis Carroll ?) promise à récolter une balle dans la tête (chronique d’une mort annoncée, à peine retardée, en quête de meilleurs lendemains que dans les nations limitrophes) ou mère solaire immortalisée par une photographie pliée au creux d’un livre. Cela se passe entre mecs, cela nous montre en loups pour nous-mêmes, selon la pensée de Hobbes reformulée à sa sauce (il vomit son pays, peuplé de « connards envieux », traîtres et impitoyables) par le visiteur létal du soir (de l’âme). Konrad (écho du Wallenrod de Mickiewicz ?), philosophe nihiliste, exécuteur par pragmatisme, nous évoque l’affable et terrible Charlie, oncle tueur en série (et en épiphanie « pédagogique ») pour le Hitchcock de L’Ombre d’un doute. Ancien garde-frontière lui-même, remercié à cause de sa « petite entreprise » lucrative, il se voit proposé par son ancien supérieur de foutre le feu à sa camionnette coincée dans un canyon réfrigéré, histoire d’effacer toutes les traces de son vil commerce, et les poursuites collatérales. La figure de l’autorité, incarnée par Lech, ogre hédoniste, sympathique et brutal, s’allie donc à celle du hors-la-loi pour conserver tout ceci entre soi (les deux hommes en viennent à rire au sujet de la suppression de Mateusz, père honnête et larmoyant parti à la recherche des blessés). Pris dans la nasse d’une impasse psychologique (le film pourrait s’adapter en pièce de théâtre, ou faire l’objet d’un remake hollywoodien davantage musclé, manichéen), confronté à des modèles incomplets ou repoussants, Janek sortira de l’aventure existentielle en portant sur son visage les stigmates d’une lutte avec un diable au fond bien familier, intime plutôt qu’étranger, après s’être vu révélées sa propre violence et sa « part maudite » déjà éclose.



Sa belle petite gueule d’ange ravagée par les coups, Christ gracile flanqué de son père et de son frère tout sauf indemnes, il marche difficilement, regarde devant lui, sidéré par ce qu’il vient de vivre et d’affronter. Le Mal, on le sait, n’adore rien tant que l’Innocence, sa corruption définitive (adjoint amateur de blagues salaces en transfuge volontaire), et Konrad, en bonne logique symbolique, succombera une première fois à l’essence et à la lampe à pétrole balancée par le cadet, avant d’être achevé à coup de pavé par l’aîné (par pitié mal avisée, il épargna les bambins assassins). Ainsi s’éduquent les « jeunes pousses » au (grand) large de Varsovie, ainsi deviennent-ils des hommes d’une façon qui ravirait peut-être Rudyard Kipling. Tragédie moderne respectant les trois unités de son homologue classique, The High Frontier déploie (en Scope) dans son espace confiné, calfeutré, ouvert à un danger identitaire, une moralité dépourvue du moindre espoir (aucune couleur ne vient égayer l’ensemble graphique). Ce film simple, limpide, maîtrisé, assez racé, atteint dans l’horreur discrète une grandeur insoupçonnée le temps d’un plan de la coda. Mateusz, à gauche de l’équipage (position « sinistre », dans le double sens du terme, et religieusement connotée dans l’imagerie d’une culture polonaise ou européenne majoritairement catholique, malgré la présence médiatique et diégétique de l’islam), sourit à ses fils (Janek se situe au centre, à « l’avant-poste » du maigre cortège, incarnant dans sa chair meurtrie l’appel à l’aide inutile lancé sur les ondes stériles, avec Tomek à la droite du spectateur). Il ne s’agit pas d’un sourire d’encouragement, de délivrance, de survivance mais bien de la grimace méphistophélique d’un « père truqué » (dirait Philip K. Dick), content d’avoir goûté au sang, qui se félicite de sa progéniture in fine transformée en guerriers traumatisés.



Oui, à la modestie de sa mesure, avec une économie narrative et expressive à l’image du paysage (stase hivernale miroitée dans la « transparence » précise de la réalisation), The High Frontier finit par vraiment refroidir au moyen de cet énoncé, encore plus glacé que la température du décor (belle sensation de froid, sound design primé, partition « atmosphérique » à l’unisson). Finis, les jeux à la con avec un couteau entre marmots, oubliées, les larmes versées dans l’alcool si peu réconfortant. Désormais, Janek & Tomek, du sang sur les mains, la terreur au cœur, des souvenirs ineffaçables à l’esprit, fondateurs de malheur, peuvent vivre sans lui, grandir en adultes revenus d’entre les morts, purifiés de leur enfance par la neige et le feu. On ignore ce que deviendra Wojciech Kasperski, quel tour ou détour prendra sa carrière à venir ; il convient cependant de découvrir son premier long métrage radical et accessible, récit de résistance, de résilience hors de prix, enserré dans la gangue confortable du thriller en vase clos et au nombre de personnages réduit (la distribution générale ne mérite que des éloges). Initiatique et abstrait, intense et languide, sauvage et réfléchi, Na granicy (littéralement, « à la frontière ») nous raconte une allégorie purement masculine sur la perte (à main armée) et le deuil (multiple) de l’enfance, sur le passage immobile à « l’âge d’homme » (pas celui de Michel Leiris, épris de corrida sudiste), sur l’appartenance à la meute sociétale de l’espèce, y compris aux confins de son territoire.

Tu ne tueras point implorait Kieślowski en s’inspirant du Décalogue, en le transposant dans la réalité polonaise (et universelle) de la fin des années 80 : vingt-cinq ans plus tard, l’odyssée de poche reprend le constat eschatologique et mélancolique de Carpenter et Boutonnat (ah, la cinégénie eugéniste de l’ironique immaculé), en donnant à voir, à ressentir, que les pères et les fils, au mieux s’ignorant, ne se comprenant pas, au pire se détestant mutuellement, s’isolant sur la seule île de la famille, peuvent partager leurs crimes et leur instinct de survie, leur férocité fondamentale, à deux doigts de la surface festive, et leur douleur première, cette béance en eux, inguérissable et impardonnable, qu’ils tentent parfois, en vain souvent, de combler en s’enfouissant dans le vide (l’ouverture) attirant et vivant des amoureuses, des épouses, des compagnes, des maîtresses, des mères, des célibataires, des sœurs, des amies, elles-mêmes tournées, presque naturellement, même sans enfant, vers la vie. Aux hommes (je généralise à dessein) blessants et blessés, il ne reste dès lors qu’à s’entre-tuer les uns les autres (prétexte actuel du terrorisme, alibi éternel des conflits) avec une ardeur et une régularité dans lesquelles traquer, en pure perte, une étincelle de présence et de sens, comme si cela pouvait enfin réchauffer leur âme, leur corps et leur cœur effroyablement glacés. 

        

Commentaires

  1. Es-ce ton analyse,ou bien ton fameux article, toujours est-il que je vais le regardé avec attention car il est vrai que même si il n'y a pas énormément de films scandinave qui sont intéressant à ce point, il faut avouer que ils sont tous très bon, j'ai rarement vu un film scandinave me décevoir.Donc en plus de ton belle article cela me changera de paysage.

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    1. Bonne découverte et bon voyage, alors, et encore merci pour ces compliments et ta fidélité sans faille - oui, à cette occasion, vive la Pologne et son riche cinéma, plus généralement, toutes les cinématographies de l'Est ou du Nord, grâce auxquelles nous explorons des paysages et fraternisons avec des visages...

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