Después de Lucía : Graine de violence
Non ma fille tu n’iras pas danser, plutôt subir les
infamies de tes féroces camarades (de classe), avant, espérons-le, de renaître
à toi-même…
D’une voiture accidentée, remise à
neuf, impossible à conduire, à une fille jeune et jolie sciemment,
méthodiquement, détruite, puis renaissante ; entre les deux, le chemin de
croix laïc (climax à Veracruz), le
calvaire profane (et banal, nous dit la fameuse/fastidieuse « rubrique des
faits divers ») d’une sirène masochiste, orpheline, in fine solitaire mais
résiliente, endormie sur un grand lit sans drap, se nourrissant de yaourts au
sein d’une maison (la sienne, ancienne ?) squattée par la fenêtre ; à
son côté, un père (doublement) endeuillé, incapable de supporter les
conversations sur le mariage de ses marmitons, qui pleure, brièvement, en
rangeant ses nouvelles casseroles dans sa nouvelle piaule de la capitale (de
Puerto Vallarta vers Mexico, du surf
au meurtre), qui finira par jeter à l’eau, pieds et poings liés, bouche
ligotée, le dépuceleur de sa fille, à l’origine de tout (particulièrement de la
mise en ligne de la sex tape
désinvolte, narcissique) ce que personne, à part nous, spectateurs aux mains
moites, aux pulsions (marxistes) homicides, à la bonne conscience altruiste, ne
voit, ne voulut voir. Dès le premier plan-séquence, diagonale de l’habitacle,
on suppute Kiarostami (celui de Ten), on se dit que le temps va
s’écouler en blocs de vides, d’anecdotes, de tensions, d’atrocités. Pas de
musique en dehors des morceaux diégétiques (camelote infantile mondialisée),
pas de mouvements (à peine des esquisses de panoramiques, notamment à la
piscine, lieu crucial et commun de n’importe quel portrait féminin, Tourneur et
Argento, au hasard, ne diront pas le contraire, avec les soupirs de leur
panthère réverbérés sur les murs liquides, forcément liquides, affirmerait
Marguerite Duras, de la féminité humide, matricielle).
Michel Franco, polyvalent (montage +
scénario), autodidacte, formé à la communication et à la publicité, joue les
Bresson (admiré) en équipe réduite, en moyens mesurés, en indépendance totale
et succès inattendu (mérité). On assiste au drame, au mélodrame (un genre qu’il
récuse, à tort, même si son opus n’en
utilise pas le vocabulaire volontiers lacrymal et lyrique), à distance, à la
bonne distance, ni trop près (presbytie congénitale du X), ni trop loin
(abstraction fascisante de la vidéo-surveillance, logiquement usitée dans le
cynisme de l’horreur déguisée, décérébrée, commercialisée, en found footage et autre torture porn). Contrairement à Michael Haneke,
il ne donne pas de leçons, surtout pas de morale (du regard, de la
représentation) et ses Funny Games à lui, s’ils ne
font pas sourire (encore moins bander, à moins d’être vraiment malade, ou, dans
une perspective différente, discutable, ennuyeuse, de vouloir capturer des
instantanés de la sexualité juvénile, à l’instar d’un Larry Clark), ne refusent
pas l’émotion, la réalisation, dans sa supposée « froideur »
(brechtienne ou non), parvenant à créer un écrin (beauté crue des images, dues
à Chuy Chávez, cadre ensoleillé profondément mauvais) pour sa fable sur le
silence partagé, arrangé, sur l’acceptation des affronts jusqu’au bout, jusqu’à
un faux suicide et à un véritable assassinat. Le cinéma, croyez-moi, n’existe
pas pour divertir (même au sens pascalien), pour détendre, pour consoler, alors
que chaque mercredi et le reste de la semaine sur toutes les plates-formes
spécialisées, s’amasse un tas faramineux d’ordures audiovisuelles pas même recyclables,
intégralement méprisantes (pour ceux qui les façonnent, pour ceux qui les
consomment, pour ceux qui les commentent), définitivement méprisables (et
haïssables, presque autant que les actes présentement dépeints à dessein, avec
une impunité masquée en bienveillance, en normalité, en humanité, proprement à
vomir et davantage dangereuse que tous les excès de sperme, de gore et de mauvais esprit possibles).
Le cinéma sert à fixer l’abîme (métaphore nietzschéenne), à en
faire quelque chose, à nous tendre un miroir (fantomatique, sexuel,
vestimentaire, trois acceptions-occurrences ici) afin de nous éclairer sur nos
propres ténèbres (le titre joue du symbolisme lumineux, le film donne à voir,
au propre et au figuré, une nuit transfigurée, désespérée). Franco, à des
années-lumière de Jess ou Marc Caro (il remercie cependant Claudie Ossard au
générique de fin), ne flanche pas, il fait suffisamment confiance à
l’intelligence du spectateur, à sa conscience adulte, à son désir d’autre chose
que des crétins américains en collants, des comédies romantiques émétiques, des
pensums auteuristes, des drames de
chambre(s) bourgeois (« Je t’aime, je ne t’aime pas, mais pourquoi, ah, ne
m’encule pas »), des documentaires engagés (par les lobbies rouges, bruns, verts, arc-en-ciel d’Oz en ménopause de la
pensée, de l’expression). Pareillement, il se garde bien de réaliser un
avertissement moraliste, un traité pédagogique (sur les dangers du shit, de l’alcool, des cellulaires, des
réseaux sociaux, de la rumeur, de « l’incommunicabilité ») ou un
portrait à charge des adolescents (ne pas confondre quelques spécimens de la
jeunesse mexicaine friquée, blanche de peau, noire de cœur, avec l’ensemble de
celle du pays) et de leurs parents (absents, défaillants, impuissants et
cependant victimes à leur tour, y compris d’eux-mêmes). Después de Lucía, film
sur le harcèlement, relecture hardcore
et nationale (la violence du Mexique, « tarte à la crème »
sociologique) de Carrie au bal du diable ?
Le cinéaste se défend à raison de ce
type d’interprétation, il préfère parler d’observation, et son métrage, chacune
des quatre-vingt-quinze minutes dense et convaincante, parle pour lui, possède,
au-delà de sa simplicité, de sa limpidité, une part de mystère aussi vaste que
l’océan dans lequel Alejandra manque de se noyer, dans lequel, finalement, elle
se baptise seule, elle se purifie (après l’ultime profanation de la pisse) et
repart non pas chez sa tante, retour au point de départ, mais se crée une
nouvelle identité réduite, pour l’instant, à la satisfaction de besoins
primaires, organiques, guérison de l’esprit fracassé au moyen du corps
rasséréné, lavé naturellement par la mer obscure, présentée dès le début, des
outrages de maquillage (gifle comprise), du gâteau d’anniversaire à la mousse à
raser, du viol dans la salle de bains du dortoir de l’hôtel du voyage scolaire
(décor paradisiaque pour un Enfer privé encore plus terrible que
celui écrit par Jean Rollin). Après la lumière viennent les ténèbres, celles du
père improvisé en privé, en justicier encore plus lamentable que Charles
Bronson (la coda expéditive déplut à certains, autant que les exploits de
l’architecte de Michael Winner en son temps : quelle myopie frappe donc
ces « belles âmes » pour qu’elles ne puissent ainsi saisir l’ironie
mélancolique de ces situations de vengeance, perpétuation stérile et mal
ajustée de la violence, exercée sur les « faux coupables », incapable
de rédimer une douleur fondatrice, celle du deuil, de la monstruosité mise à
jour, de l’absurdité de destins féminins ?). Bronson dans son aéroport, Hernán
Mendoza (très solide) sur sa barque à l’aube livide, ne figurent à aucun moment
une quelconque et complaisante némésis, au contraire ; ils continuent,
immobiles, à se déplacer, morts-vivants déjà occis avec la perte de leur
épouse, de leur fille, joueur sinistre mimant une arme imaginaire en direction
de la caméra ou clair avatar de Charon naviguant, mutique, à court de souffle,
sur le fleuve impardonnable, impardonné, celui des damnés, de son péché
cardinal, comme si la mort d’un enfant littéralement arraché à ses parents
invisibles pouvait venir équilibrer le désordre du monde, inverser sa cruauté
amorale, corriger son sandale générationnel et technologique.
Ce grand petit film formalisé (pas
formaliste), toujours juste (excellence de la distribution, dans la « vraie
vie » groupe d’amis, ouf, on respire et on se rassure), souvent taciturne
(la forme épouse idéalement le fond, le sujet prend corps dans la chair éloquente
des images), dresse un portrait de jeune femme (assez) inoubliable, nous
interroge sur notre violence et celle de nos enfants, sur la manière la plus
puissante et consistante de la représenter à l’écran (le film fit forte
impression à Cannes, notamment auprès de Tim Roth, retrouvé dans Chronic,
le dernier titre de Franco, et l’on se souvient que l’acteur, lui-même
sexuellement abusé dans son enfance, réalisa naguère l’éprouvant The War Zone, exécuté à sa sortie en quatre ou cinq lignes par un petit
gars des Cahiers du cinéma, ces « gens-là », autoproclamés
experts en puritanisme scopique, connaissant parfaitement leur métier, pas
vrai ?). Si vous décidez de tenter l’expérience, de ne pas craindre un
climat anxiogène, obscène, innervant une œuvre constamment éthique, esthétique
(la beauté ne sauve personne, on joua du classique à Auschwitz, elle nous
identifie pourtant, elle paraphe notre meilleure part, nous transcende au sein
d’une immanence existentielle), recelant des instants poignants de douceur, de
confiance, d’amour (la « vie de couple », d’une grande pureté, entre
le père et sa fille, nourrie d’attentions, de gestes, de sourires), vous ne le
regretterez pas. Gaspar Noé, avant de se convertir à la collection Harlequin
accouplée aux galipettes inoffensives de Marc Dorcel, aboutissait au même effet
contradictoire, dialectique, avec Irréversible, plongée dans la fange
débouchant sur un parc radieux (et une séduisante femme enceinte en train de
lire un bouquin sur les errances temporelles).
Comment vivre après Lucie ? Comment
survivre à sa mort en automobile, plus ou moins causée par la gamine peut-être
au volant (cf. la discussion avec l’agent d’assurance, interprété en voix off par la maman-star à la TV locale de l’actrice
principale, vaillante et généreuse Tessa Ia) ? Comment vivre en famille,
au lycée, avec ses semblables, avec ses spectres ? Después de Lucía répond par l’image,
laisse chacun lui conférer ou non un sens particulier (une lecture
psychanalytique scolaire avancerait que tout s’explique par la mort de la mère,
que la fille vise à se punir, que son absence de réaction, outre protéger son
père, se justifie par une exigence de mortification, de suppression psychique
aux limites de l’autisme). Ale, prénom écourté, cheveux courts (la scène la
plus difficile à tourner) par la force des choses et des furies de son âge
animées par la jalousie, la joie innée du carnage (n’attendez de ces donzelles
aucune solidarité sexuée, pas une once de pitié entre « sœurs »),
demeure une énigme, un beau et douloureux mystère, un personnage de fiction
conservant sans peine, en dépit ou grâce aux « effets de réel »
recherchés par la réalisation (l’unique plan ouvertement stylisé se situe
logiquement durant l’agression, Franco traversant la porte fermée, politiquement correcte, du Tavernier de L’Appât, la caméra au ras du sol
enregistrant le viol tenu hors-champ, à l’intérieur du cadre, par une salutaire
paroi opaque de douche, et constitue, à mon sens, la plus pragmatique et
satisfaisante des positions, sans nauséeux jeu de mots, quoique, conditionnée à
la fois par l’exiguïté de l’espace ironiquement sanitaire, autant que par le
positionnement irréprochable du cinéaste, car l’affect, réel, ne surpasse pas, via sa putasserie, une appréhension
claire et lucide de l’enchaînement redoutable, sinon inexorable, ce qui ferait
du récit une tragédie moderne, des événements imminents, des émotions souterraines).
Quelque part au carrefour de Buñuel (Los olvidados) et Pialat (À nos
amours), Después de Lucía mérite sa redécouverte (il date de 2012) et se
grave avec tendresse et brutalité sur la cornée, dans le cerveau, du cinéphile,
nouvel Alex (Orange mécanique, traitement Ludovico, crimes collectifs et
drolatiques en contre-poison étatique, cynique, outrancier, du hooligan mélomane) sidéré par ce qu’il
voit, l’esprit certes rempli de ténèbres spéculaires mais encore, dans son
cœur, la flamme vacillante, la lueur invincible, d’une survivante contemplant,
au crépuscule, la mer, l’horizon, un possible qui lui appartient enfin, à
l’opposé de son papa naufrageur et noyé. Après le film ? Cet article,
évidemment, impérativement.
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