Solomon Kane : Libera me
Suite à son visionnage sur le service Pluzz de France Télévisions, retour
sur le titre de Michael J. Bassett.
Dans ce conte de fées pour adultes,
visuellement soigné, à l’argument assez passionnant, il nous plaît de lire une
relecture hardcore de L’Idiot
de Dostoïevski : comment être bon dans un monde mauvais, comment viser le
salut en sachant son âme damnée, comment se réinventer par la seule force de sa
foi ? Questionnement métaphysique et fondamental, cosmique et crucial. Une
angoisse métaphysique à la Bergman innerve Solomon Kane, pas seulement via la présence doublement référentielle
de l’inoxydable Max von Sydow, exorciste et joueur d’échecs bien connu. Michael
J. Bassett, scénariste-réalisateur, auteur de l’intéressant mais inabouti La
Tranchée, croit en son film à chaque plan et jusqu’au bout (plaisir de ressentir
vraiment quelqu’un derrière la caméra), ne cherche jamais à rivaliser avec le
nietzschéisme épique, érotique et lyrique du Conan le Barbare de John
Milius (origine commune, héros différents). Son classicisme so British
de bon aloi ose cependant une spectaculaire plongée sur le capitaine repenti,
quand celui-ci interpelle le Ciel et accepte de succomber à nouveau à l’enfer
des armes (dirait un Tsui Hark), de replonger dans le bain de sang grisant qui
lui donnait la sensation d’être chez lui sur le champ de bataille. Le film
bascule ainsi au moment du massacre de sa famille recomposée puritaine (ironie
du récit) en route vers une Amérique rêvée. Passé le rêve d’un paradis à portée de main, serein et réconcilié,
le citoyen Kane renoue donc avec ses récents, vivaces et harassants démons.
Ici, la transcendance (où son
absence, car Dieu semble sourd) se manifeste par une incarnation-ostentation (sculptée
en mode De Niro pour Les Nerfs à vif scorsesiens, la
croix dorsale de Solomon, certes un peu moins sage que le roi biblique quasiment
homonyme) ou une malédiction tatouée au creux de la paume (mot français
plongeant Rilke dans une extase poétique) de l’épouse supposée innocente,
contaminée (bientôt enlevée) par une sorcière survivante au bûcher, grimée en
gamine. James Purefoy le bien nommé porte avec conviction une culpabilité
fraternelle, sinon œdipienne, dont il se délivrera in fine par un sacrifice
ultime. Au croisement du Grand Inquisiteur (sans la
dimension politique) et de La Prisonnière du désert (sans la
question dite raciale), Solomon Kane évoque également dans
sa peinture d’un enfer mental le maternel Silent Hill (éclairé itou par le
danois Dan Lausten, alors que Bassett signa logiquement la suite du Gans). Sis
au point de suture précis entre les siècles, seizième et dix-septième, l’opus préfère la renaissance
(individuelle, conflictuelle) à la Renaissance (factuelle, culturelle),
souligne la persistance de la folie à l’aube de la Raison, celle des ténèbres
malgré l’arrivée prochaine des Lumières (Racine à un niveau sentimental, Sade à
une échelle sexuelle, diront exactement la même chose). Au sein de cette
allégorie médiévale, le chemin de croix du héros devient littéral, avec une
crucifixion en épiphanie hyperbolique (Klaus Badelt, sur une bande-son conçue
en tapisserie sonore ininterrompue, comme au temps du Hollywood des années 30-40,
déchaîne les archets de ses puissants violons), assortie d’une brève rencontre en
charrette d’incarcérés sous le signe du rachat (« Meredith ! »
hurle le martyr, en écho à Rocky appelant Adrienne).
Solomon Kane, sans une once d’esbroufe, avec
une beauté discrète (direction artistique irréprochable, cadre tchécoslovaque
bien mis en valeur, calligraphie sauvage et au ralenti des affrontements
métaphoriques), dépeint un enfer advenu, usant d’une métonymie aux allures
langiennes de terreur pure : la fosse du sous-sol d’une église incendiée à
la Oradour-sur-Glane, habitée par un prêtre apostat, criminel, cave peuplée
d’ouailles devenues démons cannibales. La coda, avec son miroir à la Cocteau ou
à la Carpenter (cf. la dernière scène hallucinée de Prince des ténèbres)
bouclant la boucle de la galerie létale et rapace (voler l’or, dévorer les corps)
du prologue dans une forteresse maritime d’Afrique du Nord, avec son démon over the top, comme un écho du monstre too much de Rendez-vous avec la peur,
imposé par ses producteurs à un Tourneur outré, avec son sorcier livide et à la peau en
manuscrit, au look de Gary Oldman en Dracula
pour Coppola ou des vampires tribaux du Ghosts of Mars de Big John, dure juste
ce qu’il faut, ne s’étire pas au-delà d’un combat achevé par la mort du
protagoniste (il revient cependant, enterre son père et son frère dans un épilogue en
produit d’appel pour une trilogie fantôme). Oui, ce divertissement radical, au
spectaculaire toujours intelligent et cohérent, connut une majoritaire
reconnaissance critique et un insuccès financier programmé, sans doute à cause
d’une noirceur européenne inflexible et rétive à la guimauve manichéenne du
soleil artificiel hollywoodien. Lesté de foyers, d’yeux crevés, de tavernes, de
grottes et de cimetières style Hammer, de boue, de crasse, de froid, de magie
noire et blanche, grise, surtout, de la belle humanité du regretté Pete
Postlethwaite, capable de nous émouvoir avec le trépas d’un personnage a priori guère sympathique (Jeremy Irons
parvenait à un similaire résultat en gentil jésuite frisant le révisionnisme
selon Mission), Solomon Kane ne démérite pas et
dut ravir un certain Laurent Boutonnat, son Giorgino à l’unisson dans
sa déréliction désespérée sur fond de Grande Guerre.
Kane, de retour chez lui afin de
connaître une révélation copernicienne (imaginez Caïn, possible étymon de son
patronyme, découvert blanchi du meurtre d’Abel, celui-ci déguisé en une sorte
de masque de fer hiératique et télépathe), s’avère une belle âme en peine
luttant contre des diables familiers suscités avec les meilleures intentions
(guérir un enfant mourant), claire et sombre illustration d’un dicton à propos des
pavés du sol infernal. Le jeune rebelle refusant la prêtrise, l’ancien bourreau avide exilé d’un lieu sacré, le saint ivrogne nous charment par leur rage, leur
détresse, leur volonté de s’amender, leur mélancolie, aussi. Contrairement à ce
que pense la doxa, on ne peut pas faire dire n’importe quoi à un film (aux
sondages, si, notoirement en période électorale), bien que chaque regard porté
sur lui en dise plus long sur l’observateur que sur l’œuvre. Ce défi au Diable,
grand Malin maître de la planète et des apparences terrestres (supputaient les
Cathares), serviteur déchu venu nous châtier de nos méfaits innombrables et
profanes, nous parle assurément, telle une inversion généreuse du pacte
faustien, une tentative de se créer de meilleurs lendemains, à soi-même
et à ceux que l’on aime, y compris au prix de sa pauvre vie ou de son âme
insaisissable. « Je suis le seul diable ici » ricane Kane dans la
salle du trésor liminaire – cette réplique de fanfaron lucide, chacun pourra ou
pas se l’appliquer à lui-même, et décider ou non de décapiter ses succubes, sur
un balcon décoré de crânes à la colonel Kurtz du Conrad de Au cœur des ténèbres ou
ailleurs. Bassett & Bresson, à cheval ou à dos d’âne, même combat (croisade)
et même caméra ? Pas tout à fait, évidemment, et tant mieux, puisqu’il
existe mille chemins vers une problématique rédemption. Que l’on croie au
pardon, à la métamorphose, ou que l’on postule une souillure éternelle, Solomon
Kane,
fable linéaire et adulte sur les tourments de la conscience et les malheurs de
l’existence, valait bien notre salut agréablement surpris et ce petit article au
mitan de l’acte de foi (dans le cinéma) et de l’autodafé (d’une biographie
passée).
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