Doc Holliday : L’Adieu aux armes
Une femme, deux hommes, l’ordre (de
l’Ouest) et la morale (des individus), plusieurs fusils mais aucune
bible : comment se soigner, si la vie s’apparente à une maladie, en écho
aux derniers mots de Nietzsche ?
Un western triste et gay (pléonasme,
d’après Brigitte Lahaie), dans le sillage de La Rivière rouge ou
de L’Homme aux colts d’or ; le portrait d'un homme
blessé (tendance Chéreau) et d'un triangle amoureux (tendance Truffaut) ; une
œuvre tendre, aride et mortifère ; une fable identitaire et une étude de mœurs
; la chronique d'une mort annoncée, la naissance (reconstituée, par conséquent
fictive) d'une nation dans le mensonge et la violence ; une robe rouge, une
autre blanche, une valse fugace pleine de grâce (due au grand Jimmy Webb) et
une photographie bicolore aux allures de faire-part de décès ; une prostituée
(de mère en fille) qui se voudrait maman, sinon bourgeoise (Ferrara associera
les deux, après Eustache, dans un clip pour Mylène Farmer) ; un
joueur/tueur/dentiste rongé par la tuberculose, crachant son sang, à la
Marguerite Gautier, dans un mouchoir immaculé, mais vêtu comme un croque-mort,
exorcisé, croit-il, du démon des armes ; un opportuniste, plus
tard liquidé par Scarface, qui ne reconnaît plus son ancien
ami (amour) et grave la nouvelle Loi sur la pierre tombale d'une ville au nom
de cimetière, plus proche de Machiavel que de Moïse avec son Décalogue ; une
imagerie de la maladie, du renoncement, des illusions perdues, contemporaine
(et ancienne) mythologie pour remplacer celle d'hier (déjà lucide grâce à Ford
ou Stevens, déjà mythique et méta chez Leone) ; le représentant méconnu d'une
marginalité personnelle (celle du réalisateur), davantage que du révisionnisme
repentant du Nouvel Hollywood ; une élégie pour tous les perdants magnifiques de l’autre Amérique (dans Barfly, les jambes
sublimes de cette Katie détournaient, pour un temps, Mickey, l’écrivain raté,
de la létale « dive bouteille ») ; le vent, qui nous emportera
(pour citer les poèmes cinématographiques de Sjöström ou Kiarostami) tous, et
le désert (rouge pour Antonioni) des sentiments ; une pécheresse superbe (au
double sens du terme) agenouillée mais non pour prier, un an avant le
succès abyssal de Gorge profonde ; des
mots d'amour déguisés en insultes souriantes ; un adolescent armé en quête d'un
père qui le tuera, à la façon des patriarches de la tragédie grecque, voire
des « dominos » maudits d'une vendetta corse
; un dernier meurtre lâche, un meurtre de trop, commis comme un suicide, sur ce
gosse (sosie du Kid, sans Pat Garrett) trop idéaliste et
sentimental ; un clan de hors-la-loi bien plus honnêtes que
les « gardiens de la paix » (ce que chantera Dylan chez
Peckinpah ou ailleurs) ; une allégorie funèbre, plutôt que crépusculaire, sur l'impuissance, privée de sexe et d'enfant, où
triomphe in fine la pulsion de mort, celle guidant, via son
titre original, l'errance vengeresse et désespérément vaine du
« justicier » Bronson, dans une New York transformée en nécropole
nocturne ; l'utopie d'une famille recomposée, détruite par le reflet d'un passé
incarné dans un innocent aux mains sales (à l'envers, dans L’Impasse, Pacino meurt
de ne pas tuer Benny Blanco le mal nommé, son propre Monsieur Mort, « señor Muerte », surgi du Bronx) ;
douceur d’une blessure soignée, d’une main d’homme posée sur une main masculine
(belle amitié ou plus, cf. un autre triangle homoérotique, celui de The
Killer) ; un mélodrame impitoyable (une balle en plein cœur dans
la jeunesse nationale), trivial (les flatulences des haricots évoquées au coin
du feu, la dent en or de la femme blonde) et parfois bouleversant (« Je
veux laisser quelque chose derrière moi ! Je veux vivre ! »
implore dans un sanglot le protagoniste condamné, à l’instar de chaque membre
du public) ; mieux qu’un brûlot politique, un conte philosophique, sur le
déterminisme, le hasard et la nécessité, la seconde chance (dont on sait, au
moins depuis Fitzgerald, qu’elle n’existe pas dans la vie d’un Américain, pas
vrai, Clint, toi le biographe de Bird et du chanteur de honky tonk, qui relus l’un des récits – d’apprentissage – fondateurs du
« seul genre américain », avec la travailleuse
du sexe balafrée « vengée » par un assassin vieillissant, dépourvu
de pardon, et à qui on ne pardonnait pas) ; une romantique envie de fuite,
très loin d’ici, hors du monde, disait Baudelaire, vers le territoire joyeux et
imaginaire où s’ébattaient Cable Hogue et la radieuse Stella Stevens ; une
actrice et deux acteurs excellents, poignants, un trio de légende à imprimer,
puisque substitué à la réalité (qui se soucie vraiment du réel meurtrier
de Liberty Valance ?) ; un comédien sous-estimé, apprécié à la TV
(Hemingway ou Mike Hammer, cherchez l’erreur) ou sur grand écran chez Huston, Martino,
Walter Hill, Carpenter, qui rappelle Lancaster dans Le Guépard (autre
transition d’une époque à l’autre, identiques voix douces et moustaches pudiques), Les
Chasseurs de scalps (encore un western « réservé aux
hommes », abordé sur ce blog itou) et en
« nageur » épris d’absurde absolu pour ce cinéaste ; un besoin
d’immortalité, vite soldé (trente-cinq ans de vie, pas plus) par l’éternité
fragile et dérisoire d’une photographie sépia (la caméra ou l’appareil photo
vampirisent toujours leurs sujets, les ravalant au rang d’objets figés,
faussement animés, leur conférant, à un prix exorbitant, en un pacte faustien,
la survivance spéculaire des spectres)...
Et d’autres choses encore, sans
doute, suivant le spectateur (la spectatrice), dans ce film, humble, attachant
et méconnu de Frank Perry, remarquablement servi par Faye Dunaway, Stacy Keach
et Harris Yulin, que l’on pourra visionner en VO ci-dessous :
Signalons, pour finir, une autre
lecture, passionnante et passionnée, par un fidèle cinéphile, dédoublé (à
l’instar du « héros ») en avatars féminins, à qui l’on doit cette
jolie découverte :
Ton texte est absolument magnifique, Jean-Pascal. Tu rends ici un bel hommage à ce film que je viens de découvrir en dvd (Sidonis Calysta, collection "Westerns de légende"). Encore une fois, tes mots et tes références font mouche. Bravo et merci à toi pour le lien ! Je suis ravi que ma modeste bafouille t'ait donné envie de découvrir ce splendide "Doc Holliday".
RépondreSupprimerMerci, Michel, pour ces louanges, ta fidélité généreuse et ta modestie ; la "bafouille" que tu signas fait de toi, indubitablement, un "passeur", au (joli) sens que Daney donnait à ce mot - faire découvrir, faire aimer, transmettre une mémoire "mythique" du cinéma, célébrer (peut-être) davantage les morts que les vivants : existe-t-il, sans entrer dans l'autobiographie, d'autres raisons pour créer un blog cinéphile ?
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