Un moment d’éternité


Voici vingt ans disparaissait Tom Jobim, l’un des grands compositeurs de « musique populaire » (aucune condescendance sous notre plume) du vingtième siècle – retour au Brésil le temps d’un album vraiment mythique…


34 minutes, pas une de plus, et huit morceaux, pas un de moins, suffirent à Getz/Gilberto pour entrer dans la légende (dorée), pas uniquement celle du jazz. On peut parler, osons le mot, d’une conjonction miraculeuse de talents, sous l’égide du grand producteur Creed Taylor, œuvrant alors au sein de Verve Records et par ailleurs fondateur du label Impulse! Sans lui, la bossa nova se cantonnerait, peut-être, à l’état de musique « régionale », voire « ethnique », sceau d’infamie pour un courant à la fois très brésilien et tourné vers tous les ailleurs, notamment classiques, Chopin ou Ravel, par exemple, idoles du pianiste. On mesure mal, cinquante ans après, l’impact de l’album, reconnu par la critique, primé par la profession, adoubé par le public, autant que sa nouveauté révolutionnaire, cependant abreuvée, entre autres, au jazz cool et blanc de la West Coast, celle que chante à présent Lana Del Rey, avec pour figure de proue la gueule d’ange bientôt « déglinguée » d’un certain Chet Baker.

Si la samba nationale, porteuse d’une subtile mélancolie sous ses atours festifs – pour s’en persuader, on renverra l’auditeur (l’auditrice) à la magnifique reprise de Brazil, signé par Ary Barroso, présent sur le disque via Para machucar meu coração, de Kate Bush et Michael Kamen pour le film homonyme de Terry Gilliam –, constitue le terreau évident et avoué de Getz/Gilberto, jusque dans le sixième titre, explicitement intitulé Só danço samba, l’arbre de vie de Jobim (et des autres membres du « quatuor »), sous l’ombre ensoleillée duquel on continue de s’abriter, de se ressourcer aujourd’hui encore, s’enracine dans une recherche mélodique et rythmique inédite, une manière littéralement nouvelle (bossa nova, donc), nouvelle vague exotique et fraternelle venant rejoindre la politique éditoriale de Taylor, s’aboucher à elle afin de donner naissance à un grand fleuve solaire, sensuel et tragique, celui où plongeait à son tour le Georges Delerue du Mépris, (presque) exact contemporain de la bande à Jobim.


Des huit compositions, dédiées à l’amour, ses joies lumineuses et ses souffrances universelles, se détache un trio gagnant et indémodable, que tout mélomane se doit de connaître, que presque toutes les générations peuvent fredonner grâce (ou à cause) de leurs innombrables versions, dans tous les styles, par tous les genres de voix et sous toutes les latitudes : The Girl from IpanemaDesafinadoCorcovado. La  première chanson – classons pour l’instant l’album en jazz vocal – annonce jusqu’à un certain point Mort à Venise (1971) de Visconti : l’âge y contemple la jeunesse, l’expérience la beauté, la certitude de la mort les promesses de la vie. Sous l’anecdote de Jobim et Vinicius de Moraes, poète-diplomate de renom, contemplant tous les matins, pour ainsi dire, une jeune sirène de dix-neuf ans de passage sur la plage, se cache (à peine) une allégorie de la Carioca et de l’âme brésilienne elle-même, propre à se réjouir, à se lover dans le désir, mais lestée d’une insondable tristesse, d’une inguérissable blessure existentielle, à l’instar de tous les peuples placés « sous le soleil exactement », qui retrouvent l’éternité de Rimbaud mais aussi l’absurde de Camus, autre enfant du Sud goûtant avidement les beaux fruits du monde tout en sachant ses jours de liesse et de festin à jamais comptés.

Ce désaccord existentiel se retrouve dans Desafinado, un art poétique à lui tout seul et un plaidoyer pro domo pour la bossa, cette façon de chanter et de jouer à contretemps, merveilleusement porté par la voix douce et la guitare subtile de João Gilberto, alors compagnon d’Astrud et le « troisième homme » du disque. Le quatrième mousquetaire de Getz/Gilberto ? Une femme, donc, dont la voix blanche, plate, parfois enfantine, parvient on ne sait comment, surtout sur la partie « anglaise » du poignant Corcovado, à susciter une incroyable émotion, à l’unisson des « modèles » volontiers inexpressifs du cinéma de Robert Bresson, comme Lana, encore, digne descendante de la jeune femme immédiatement starisée, au grand dam de Stan Getz, qui lui réserva quelques mauvais tours sur scène, en représailles de son ingratitude supposée, comme si elle possédait une voix plus âgée que son corps et son esprit, remontant à la première plainte féminine du théâtre grec ou des mélopées barbares des femmes en deuil.


Getz, qui « rodera » l’album durant une année, le temps écoulé entre l’enregistrement à New York datant de mars 1963, en deux jours seulement, et la sortie partout ailleurs en mars 1964, apporte la touche finale au tableau musical, tandis que l’on doit celui servant de pochette à Olga Albizu, dont le travail abstrait, chaleureux, ornait précédemment le Jazz Samba de Charlie Byrd, première incursion de la bossa en dehors de ses frontières (avec déjà Desafinado). Son saxophone ténor, envié par Coltrane, convie un souffle organique et urbain, rugueux et tendre, au diapason des autres musiciens, qui se servent de leurs instruments comme de voix, et l’inverse. Le charme de l’album provient aussi, bien sûr, de cette proximité vivante et vibrante entre la musique et l’auditeur, la remarquable prise de son évoquant des mots d’amour ou de désespérance chuchotés à l’oreille, dans la solitude autour de minuit ou l’exaltation du plein midi.

On citera également Sebastião Neto à la basse et Milton Banana à la batterie, chacun apportant sa pierre de velours à un édifice fragile et pourtant indestructible dans sa plénitude, mais l’architecte et le maître d’œuvre de l’ouvrage, de ce jalon indispensable combinant écoute immédiate et sophistication des mélodies et des arrangements, demeure Antônio Carlos Jobim, rêveur éveillé (Vivo sonhando) qui signa d’autres chefs-d’œuvre (Insensatez, « décalqué » d’un prélude de Chopin, magistralement utilisé par David Lynch dans Lost Highway, pour ne citer que celui-ci) et formera bientôt un tandem avec Sinatra pour une rencontre au sommet. Astrud et João Gilberto, Stan Getz et Tom Jobim, réunis le temps d’un album unique, dans tous les sens du mot – on recommande aussi l’écoute de The Best of Two Worlds, avec Gilberto, Miúcha (la sœur de Chico Buarque) et Getz, comprenant le célèbre et entêtant Aguas de Marco – signent ensemble un voyage musical qui  ne ramène qu’à l’essentiel, à nous-mêmes, sans se soucier des origines et des localisations.


Gravée sur un disque « pour tous », par-delà les chapelles, les écoles et les classifications du jazz, sans une once de démagogie ni de vulgarité, couplé à une suite live capturée dans la foulée à Carnegie Hall (Getz/Gilberto Vol. 2), cette musique séduira longtemps les amoureux de mélodies, de mots murmurés, de mélancolie sublimée par l’accord parfait entre quatre personnalités bien distinctes, et les amoureux tout court, évidemment, qui aimeront à se refléter, au miroir des notes, dans le couple enfin réconcilié de Corcovado, bouleversé par la beauté du panorama dans le calme des étoiles et de la nuit aussi bien que par la force de ses sentiments. Parangon avant l’heure de la world music mais irréductible à cette étiquette, monument discret du jazz, alchimie sans lendemains entre des interprètes à l’intérieur d’un groupe et avec un public élargi à l’échelle mondiale, Getz/Gilberto s’affirme aussi, in fine, comme l’étendard d’un romantisme heureusement adulte, qui n’ignore rien des déchirements et de la douceur de vivre, au Brésil ou ailleurs. Pour toutes ces raisons, il faut l’écouter encore et encore, non dans une optique passéiste, une nostalgie complaisante, mais pour en admirer la beauté mystérieuse et immortelle, aussi subtile qu’une respiration féminine et pourtant pourvue de la puissance rédemptrice (en clin d’œil au Christ surplombant Rio) des grandes œuvres, irrésistible à l’égal d’un solo de saxo de Stan « The Sound ».

Sur la genèse du disque, cf. cet article exhaustif de Marc Myers :

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