Je suis un aventurier : Brève cartographie des territoires de Werner Herzog


Filmer le monde et y vivre ; exister au monde pour le mettre en scène…


Un peu  de provocation : Herzog, le plus américain des cinéastes germaniques, ou l’inverse (avec Lang, d'une autre façon) ? Du documentariste, plus encore que Grizzly Man – d'ailleurs sur la corde raide entre fiction et récit, à cause de la personnalité du protagoniste –, il faut conseiller le superbe Rencontres au bout du monde, qui conjugue lyrisme, ironie, folie douce et implacable lucidité, le tout assorti de sa diction et de son accent inimitables. Si Werner, héritier du romantisme allemand, pictural et littéraire, dans son amour des paysages sublimes (et donc terrifiants, selon Kant), s'en sortit mieux que Volker S. ou Wim W., peut-être le doit-il à son énergie le vaccinant contre tout académisme, écrit ou autre, à son regard moins énamouré ou nostalgique sur l'Amérique, à sa foi dans les images, loin des discours sur la mort du cinéma ou les contournant par un retour aux sources « lumièresques » de cet art, qui s'accorde avec son goût vital du voyage et de l'altérité. Cette personnalité « rugueuse » peut parfois faire preuve d'une grande tendresse, autrefois pour Kinski (très émouvant dans Nosferatu, fantôme de la nuit), désormais pour des anonymes dont la sauvagerie et la sagesse reflètent bien sûr les siennes – et les nôtres, d'où la valeur et la démesure « naturelle » de ses images, narratives ou davantage enracinées dans les faits.


Dans un autre registre, son Invincible valait surtout pour Tim Roth, par ailleurs réalisateur de l'éprouvant The War Zone, descendu jadis de façon « minable » (comme dirait un ex-Premier ministre) en quelques lignes par les Cahiers du cinéma. Herzog restera bien sûr pour ses collaborations avec Kinski (jolie scène du papillon posé sur la main de l'acteur souriant dans Ennemis intimes) mais aussi pour ses beaux duos d'acteurs et d'actrices (Ganz/Isabelle Adjani dans Nosferatu, fantôme de la nuit, Kinski/Claudia Cardinale dans Fitzcarraldo ou encore Cage/Eva Mendes dans Bad Lieutenant : Escale à la Nouvelle-Orléans, comédie noire et tonique parvenant à capter la moiteur de la ville et de la région bien mieux que le cacochyme Dans la brume électrique), son « documenteur » Incident au Loch Ness demeurant anecdotique, tandis que Dans l’œil du tueur, parricide pirandellien produit par Lynch, avec Shannon et Grace Zabriskie, filmé en numérique, semble plus intéressant.


Film en miroir d’Invincible, Hanussen, d'István Szabó, premier pan de son diptyque sur le nazisme poursuivi avec Mephisto, offrait un double rôle mémorable à l'impeccable Klaus Maria Brandauer, sans céder aux sirènes de la trouble fascination du cinéma recréant cette période « sombre » et matricielle (du monde et des images d’aujourd’hui). Il semble que les grands cinéastes allemands doivent se confronter un jour ou l'autre à l'ombre immense de la nuit aux flambeaux, de Herzog à Fassbinder, en passant par Sirk ou l'exilé Bergman (qui filmait l'avènement de la « bête immonde » comme un cauchemar sans issue dans L’Œuf du serpent). Ce faisant, ils se confrontent non seulement à l'Histoire – avec sa grande hache, disait Perec, dont il faut relire le tragique W ou le souvenir d'enfance, rapprochant les JO et le camps – mais encore à la mise en scène de l'extermination à venir, à son orchestration première par la talentueuse, hélas, Leni Riefensthal (Bernard Eisenschitz ne partage pas ce point de vue, mais le Diable n'enrôle pas des tâcherons, comme le démontrait De Palma, sur un mode plus ludique et tragique, dans Phantom of the Paradise).


Sous la fascination, l'abjection ; sous le faste, un appétit dévorant de mort bien étudié par Wilhelm Reich dans sa psychologie des masses. Mais quid du postmodernisme contemporain, de ce second degré généralisé qui pollue tous les écrans démultipliés de la modernité ? Aux images ricanantes, complices, décervelantes et décervelées, qui affirment que rien n'est grave et surtout pas le cinéma, on préfère encore la séduction trouble de l'hypnose (érigée en art poétique dans Europa ou présente dans chaque titre de Tarkovski, maître du temps et des rêves), et les grands enfants nés un quart de siècle après le Désastre devraient se sentir suffisamment adultes pour affronter de telles images, sans qu'on leur tienne la main ou, pire, sans qu'on les interdise (notamment via une censure commerciale de diffusion) « pour leur bien ». L'horreur, contrairement à la vérité ou au soleil, se regarde décidément en face, et cette assertion pourrait servir de morale à la filmographie de notre guère docile ami allemand (Emmanuel Carrère ne se remet toujours pas de l'accueil dédaigneux qu'il fit à sa monographie...).

Commentaires

  1. Excellent billet selon mon opinion qui a le mérite au travers des passerelles filmographiques de poser de vraies questions, comment faire face à l'horreur n'est pas la moindre d'entre-elles qui positionne le niveau d'exigence et de dépassement.
    Herzog a l'art de révéler la part sombre de tout être et de toute chose, humains et nature comprise, la part de cruauté intrinsèque à l'élan vital,
    la folie latente d'un réalisateur qui mène les acteurs de ses films au bord de la noyade pour faire réaliste (le fils Blier fera quasi de même avec son père Bernard...)
    Un film peut s'avérer révélateur des mouvements d'un inconscient collectif ou personnel qui échappent à leurs protagonistes, tel ce côté dépressif type maniaco dépressif latent chez le séducteur de classe qu'était Vittorio Gassman, le côté affabulateur pouvant peut-être être relié à la part ignoré de sa filiation avec une lointaine lignée russe, française également, depuis révélée par le fils Alessandro...
    EXTRAIT 2 "AU NOM DU PEUPLE ITALIEN" de Dino RIsi avec Vittorio Gassman et Ugo Tognazzi https://www.youtube.com/watch?v=YvaRO8m0qpA

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    1. Merci ; quatre autres articles consacrés par votre serviteur au rugueux Werner, que je vous laisse découvrir, si l'envie vous en dit, via le libellé de l'intéressé...

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