Du tableau à la terrasse : L'Étoile vivante de Nicolas de Staël


Soixante ans après son suicide, célébrons un peintre de la lumière finalement dévoré par sa propre nuit, belle comète et explorateur inlassable de la « couleur tombée du ciel » chère à Lovecraft…


On garde un souvenir ébloui d’une exposition consacrée à Nicolas de Staël, au siècle dernier, par la Fondation Maeght à Saint-Paul de Vence. Dans un écrin végétal où des œuvres d’art contemporain respirent en liberté, baignées par la lumière de Provence qui caresse les pierres et découpe parfois, impitoyablement, les ombres au goût de sel marin, nous découvrîmes de nombreuses pièces de cet artiste à la biographie courte et agitée. Exil de Russie, statut précoce d’orphelin et d’adopté, études aux Beaux-arts de Bruxelles, amour fou et vaincu par la maladie pour une autre artiste, Jeannine Guillou, engagement dans la Légion étrangère, retour à Paris et fréquentation du petit milieu, vite étouffant,  de la peinture d’avant-garde, voyage en couple ou en famille vers l’Italie, difficultés matérielles puis reconnaissance américaine : autant d’étapes significatives pour un artiste dont le parcours s’apparente, sinon à un chemin de croix, tout au moins à l’embrasement d’un feu d’artifice, vite monté haut, dans une explosion, pour aussi vite chuter, se consumer dans la déréliction, jusqu’à ce jour de mars 1955 qui le vit se jeter du toit de son atelier d’Antibes, présageant le suicide similaire de la réalisatrice Christine Pascal cinquante ans plus tard, défenestrée depuis sa clinique parisienne.





La mort volontaire demeure un mystère, à l’instar de la création, dont elle figure la part maudite ; laissons les psychobiographes l’attribuer dans ce cas à un drame passionnel, un chagrin d’amour causé par le refus d’une dernière belle, ou les exégètes en esthétique faire des rapprochements hasardeux avec van Gogh, lui-même « suicidé de la société », pour reprendre la formule frappante et lapidaire d’Artaud. Nous ignorons ce qui motiva réellement ce passage à l’acte, à peine atteinte la quarantaine, et cela, à vrai dire, nous importe peu, tant nous ne prisons guère le romantisme morbide et les mythes complaisants autour de « l’artiste maudit ». De Staël commençait enfin à disposer d’une situation matérielle équilibrée ; il laissa derrière lui une enfant de treize ans dont les propos d’adulte résonnent avec ceux d’Isabella Rossellini expliquant sa rupture avec David Lynch – difficile de vivre avec des hommes entièrement dédiés à leur art, leur vraie maîtresse, sous la forme d’une toile (de peinture ou de cinéma) toujours à recommencer, à parfaire, dans un épuisement du corps ou de l’esprit.





« Prince foudroyé », pour utiliser les mots de l’un de ses biographes, ou ermite slave déraciné, venu se chauffer l’âme au soleil du Sud, de Staël, avec sa grandeur austère et son visage tragique aux faux airs de Beckett, nous cède en héritage un millier de tableaux, collages et dessins, vite exécutés, parfois détruits sans remords, dans une course contre son propre déclin, sa toujours vivace insatisfaction. Les traits d’une femme aimée côtoient la nudité gracile d’une dernière passion, les footballeurs du Parc des Princes ou les musiciens de jazz se tiennent en reflet inversé des paysages déserts et incendiés de couleurs d’Agrigente, le figuratif fusionne avec l’abstraction et inversement, les deux tendances bientôt indiscernables dans une manière voulant échapper à toutes les étiquettes. La peinture, matériau travaillé au couteau, étalé sur le bois comme on ouvre une fenêtre intérieure, séduit l’œil et le cœur par sa force vitale, son évidence de composition, jeu de lignes et de correspondances finissant par élaborer un univers singulier, individuel, en harmonie avec le cadre de sa genèse. On pense bien sûr à Braque, Matisse, Cézanne, à tous ces fauves ou non amoureux de la Méditerranée, de sa sensualité solaire, de son obscurité remontant aux racines de la tragédie grecque. Ce qui nous ravit, nous exalte et nous bouleverse dans ces tableaux, tient à l’intensité de leur facture, à leur investissement vital, ici et maintenant, dans la main tendue qui affronte le vide riche de (presque) tous les possibles, parvient à y déceler ce que d’autres yeux ne peuvent pas voir, ainsi que le sculpteur aperçoit déjà dans le bloc de marbre sa future statue s’adressant à lui, puis à nous.




Le voyage lyrique de Nicolas de Staël au bout de la couleur et du feu créateur s’achève certes dans la nuit d’un échec, sur un saut définitif en écho avec celui, bien plus drolatique et figé pour l’éternité d’une photographie, d’Yves Klein ou, son exact opposé, de James Stewart dans le tout dernier plan de Sueurs froides, bras ballants au sommet d’un clocher, le regard fixé à l’endroit où vient de s’écraser, pour la seconde fois, la créature illusoire et pourtant si humaine de la cruelle fable platonicienne réalisée par Hitchcock. En optant pour la terrasse au lieu du tableau, déjà découpe formelle et existentielle, de surcroît motif courant  au sein de la peinture, il semble vouloir enfin pénétrer dans la toile sensible du monde, quitte à y perdre la vie, poussé par un élan létal aussi obstiné que celui, sis du côté de la naissance, soutenant le pinceau, la brosse ou la lame amie. L’univers s’intensifie donc une ultime fois, dans le rush de l’adrénaline, et l’homme disparu, hors de La Vie dure (titre de l’une de ses œuvres les plus nerveuses) abandonne aux survivants quelques pauvres mots à propos de meubles, assortis d’un aveu poignant, presque par mégarde – « Je n'ai pas la force de parachever mes tableaux » – mais surtout un ensemble de défis et d'affirmations rectangulaires, éblouissants et stimulants, vrais écrins de son rare et précieux sourire…      


Commentaires

  1. Grand merci pour ce billet mélodieux, lumineux comme la peinture, la figure incandescente du prince Nicolas de Staël...
    "Nous nous demandons, écrasés que nous sommes sous tant d’univers en ruines,
    à quoi bon nos gloires, nos haines, nos amours ;
    et si, pour devenir un point intangible dans l’avenir, la peine de vivre doit s’accepter ?
    La Peau de Chagrin, 1831.Honoré de Balzac. "
    https://jacquelinewaechter.blogspot.com/2017/10/les-connexions-paradoxales.html?showComment=1508950514183

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    1. Un beau souvenir pas à fuir, celui-ci...
      Réponse à votre texte sur votre site, allez-y vite !
      Merci pour tous ces messages, du dimanche et en semaine, amen...

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