Un secret magnifique


Nous venons de terminer Le Royaume, dernier livre d’Emmanuel Carrère dont « tout le monde » parle et qui se vend « comme des petits pains » (en clin d’œil à leur multiplication canonique) – bonne nouvelle : sa  lecture s’apparente davantage à une bénédiction qu’à un calvaire… 


En vérité, voici une confession plutôt qu’une « enquête », la révélation d’un secret (moins douloureux que celui de La Classe de neige) achevée sur quatre mots ouvertement agnostiques : « Je ne sais pas ». L’auteur s’interroge sur sa fidélité à son moi passé, son avatar à la foi éphémère – on peut lui répondre sur le terrain qu’il choisit pour traiter son thème, celui de la littérature, de la composition romanesque. Oui, ce dernier titre, au succès œcuménique, reconnu par l’écrivain avec une pointe d’arrogance – péché véniel d’orgueil – s’inscrit bien dans sa bibliographie, et de plusieurs façons. Y figurent ainsi le dérèglement du réel sur lequel reposait La Moustache, ici non plus à un niveau individuel mais « planétaire » ; l’archéologie intime, familiale, à laquelle s’abreuvait Un roman russe ; la biographie fraternelle reflétant l’écrivain dans son « moi intime », pour parler comme Proust, reprise et modulée de Je suis vivant et vous êtes morts : Philip K. Dick, 1928-1982 ou Limonov ; ce souci altruiste, enfin, tourné vers son prochain, de préférence en situation précaire, que démontrait D’autres vies que la mienne. Le lecteur attentif trouvera même une autocritique de Hors d’atteinte, « vrai » roman raté (selon nous) qui fait penser à La Baie des Anges de Jacques Demy, que Carrère condamne pour d’autres raisons, morales et amoureuses, tandis que Le Royaume forme bien sûr avec L’Adversaire un diptyque sur l’identité, l’énigme du Mal dans ses formes triviales et scandaleuses (crucifixion iconique, littéralement, massacre familial dont raffole la rubrique des faits divers), la fiction et le mensonge.

Nous connaissons ces livres, nous les aimons, nous lisons Emmanuel Carrère ainsi que nous lisons Michel Houellebecq – le premier regrettant l’absence du second dans le projet de « Bible des écrivains » chez Bayard ! –, parce que ces deux auteurs français regardent le monde d’aujourd’hui à travers une langue personnelle, travaillée dans sa simplicité, souvent drôle, que leurs autoportraits en creux ou en plein, qui relevaient dans La Carte et le Territoire de l’autofiction caustique et cathartique (mettre en scène sa propre mort), ne renvoient jamais qu’à notre propre image, lecteur complice et dévoilé par le tressage du je et du il(s). Depuis saint Augustin, une subjectivité maximale autorise à l’universel, une voix singulière résonne avec « les mots de la tribu », ses interrogations, ses doutes, sa souffrance sous la réussite ou au sein de la plus grande déréliction, économique mais pas seulement. Freud présageait L’Avenir d’une illusion, Carrère retrace son passé, découpant sa somme (théologique) bien documentée, nullement indigeste ni pédante, en quatre parties symboliques, non plus évangiles mais vies illustres (Paul, Luc, Emmanuel et, presque à contrecœur, dans une sorte de frisson de crainte et de respect, Jésus) reliées par une évocation vivante d’hier mise en perspective avec des points de rencontre contemporains (le fanatisme, la « paix sociale », le « communautarisme ») ou à peine historiques (la Russie de Staline, par exemple).

Au passage, il fait un sort au supposé antisémitisme d’une Passion signée Mel Gibson, évoque ses soucis immobiliers en Grèce, relit d’anciens cahiers mystiques, égratigne gentiment Marguerite Yourcenar dans son souhait d’objectivité, se déclare très fier de sa bibliothèque religieuse et ose hardiment un parallèle entre le visage des madones et la jouissance d’une amatrice « en ligne », car l’écriture pornographique ne le gêne pas (certaines catégories moins que d’autres, en tout cas), on le savait déjà par des textes antérieurs, mais l’aveu de sa croyance caduque, si, et plus encore maintenant, près de dix ans après. Isabelle Adjani, à propos de Possession, vomissait – vomit toujours (les tièdes) – sa « pornographie émotionnelle », et l’on sait bien qu’il coûte plus d’ouvrir son cœur que son sexe, qu’aucune douche ne guérit une blessure narcissique. Carrère prend donc ce beau risque, se met à nu volontiers, amoureux de son reflet, de sa persona médiatique et littéraire qui lui permet de vivre dans l’indépendance, dans la culpabilité, également (il considère à juste titre D’autres vies que la mienne, pourtant très émouvant, comme « l’œuvre d’un nanti de l’amour »). Il sait parler de lui, il aime le faire, mais cette fois, l’autobiographie, aussi naturelle pour lui que d’écrire en français, croise un destin proprement extraordinaire, celui d’un messie, admis ou pas pour tel, celui d’un prophète sans visage, mais pas sans enfance, une brève présence à l’origine d’une religion tout sauf agonisante, même si l’on parle beaucoup désormais de l’islam, pour de mauvaises raisons.

Emmanuel Carrère, avec son prénom lourd de sens biblique, ne veut pas voir dans tout cela une chose d’autrefois, un acte de décès nietzschéen, alors il sonde les débuts du christianisme pour en extraire la proximité, la puissance inouïe, révolutionnaire, d’une parole sans équivalent en ce temps (et de nos jours ?), pieusement conservée (peut-être) par Luc ou « reconstituée » par « la source Q » d’un « exégète libéral allemand » au début du vingtième siècle. Homme de mots et d’images, puisque scénariste – le livre s’ouvre d’ailleurs sur la genèse de la série Les Revenants – et réalisateur (La Moustache, encore, dont la lecture se suffisait à elle-même), il se montre sensible aux paraboles, les commente, cherche un sens à ce renversement de valeurs généralisé, radical, professé par la Christ, énoncé avec l’évidence d’un trait zen, ou bouddhique, ou ce que l’on voudra. Le monde existe, si vous ne l’aimez pas, il ne sert à rien d’essayer une autre réalité, comme le pensait Dick, mais on se doit de trouver ce fameux royaume ici et maintenant, tissé dans la désespérance des jours, dans leurs illuminations, tel le manuscrit précieux et dérisoire du Mémorial cousu dans la doublure du manteau de Pascal.


L’auteur se garde bien de regarder la foi, la sienne et celle des autres, en face ; par peur de passer de l’autre côté, il préfère passer « à côté de la plaque », mais son investigation livresque, pratiquée naguère par le chevalier Dupin de Poe dans Le Mystère de Marie Roget, s’apparente bien à une quête métaphysique, qui ne fait pas l’impasse sur l’injustice présente ou future, une fois le royaume advenu (ce qui le rapproche du jansénisme et de sa sélection scandaleuse par la grâce). Le foyer de l’enquête, sa lumière aveuglante traversant les siècles (des siècles), il ne s’en approche pas vraiment, il la diffracte à travers une (sainte) trinité, un triangle autant documentaire que fictionnel, dont il occupe un angle en compagnie de Paul le colérique et Luc le doux, relecture quasi blasphématoire – les trois suppliciés sur leurs croix – au profit d’une redécouverte des textes sacrés, du monde profane sur lequel ils donnent (à voir et à aimer). Si, chez Poe, l’enquête littéraire, philologique, parvenait au miracle séculier de reconstituer le passé invisible, inconnu, incompréhensible, élucidant un assassinat par le ressassement de la pensée « démiurgique », obsessionnelle, nourrie d’articles de journaux, la tâche de l’écrivain consiste à se peindre dans la figure dédoublée de Luc, écrivain cultivé lui aussi, témoin créatif – ses corrections de la bonne nouvelle des autres apôtres – du Fils de l’Homme et du Créateur.

La réflexivité méta, l’intertextualité assumée avec gourmandise, dans ce post-modernisme privilégiant les making-of aux films eux-mêmes, l’érudition pratiquée avec clarté, tout cela demeure inséparable de la démarche et du résultat, ces 630 pages vite lues, îlot de bruit, de fureur et d’une surhumaine sérénité, celle d’un jeune homme oint du Seigneur, celle d’un vieillard, Jean Vanier, fondateur et directeur de L’Arche, qui vient en aide à ceux que les journalistes et les bonnes âmes appellent « les plus démunis ». Le livre débutait par une crise spirituelle, il s’achève par un humble lavement de pieds fragiles et une danse avec une juvénile trisomique, Élodie, qui par-delà (le bien et le mal) « l’intense kitsch religieux » de la situation, parvient à faire sortir le placide et policé Carrère de son retrait assez peu généreux, de sa distance bien-pensante due à l’intelligence ; durant quelques secondes ou minutes de communion, le Royaume se laisse entr’apercevoir, expérience de l’intraduisible « agapé », épiphanie fugace provoquant l’émotion de l’auteur (et du lecteur, avouons-le sans honte), qui dut se souvenir du beau titre de l’une des romans de Dick : Coulez mes larmes, dit le policier. Le protagoniste emprisonné mais enfin libre de Pickpocket arrivait à une conclusion identique, au terme de son odyssée au pays des illusions et des voleurs conduite par Bresson : « Il m’en a fallu du temps, pour arriver jusqu’à toi » déclarait-il à son amour, à la femme qui l’aimait, jamais ne douta de lui.

La longue histoire aborde aux similaires rives de l’humain, à cette rencontre inattendue, foudroyante, hors des livres et des croyances. On peut y lire une métaphore de la rencontre idéale entre le prêcheur et son disciple, entre l’auteur et son lecteur (ou sa lectrice, public majoritairement acquis à Carrère, il le signale en petit Casanova numérique collectionnant les lettres – on écrirait presque les épîtres – et les courriels), entre le mythe (fondateur) et la « mondanité », au sens religieux ou laïc du mot, exprimée par une participation au Festival de Cannes ou une tournée hexagonale et à l’étranger pour les éditions P.O.L. Dans un monde sans transcendance mais peuplé de dieux cruels, ceux de la consommation, du terrorisme, de la bêtise et de l’ignorance fière d’elle-même, de tels livres ne peuvent en effet que connaître un retentissement critique et littéraire, tant ils répondent à un appel profond, atavique, formalisé naguère par une secte de douze pécheurs galiléens au commencement de notre ère.

Carrère n’apprécie pas l’Apocalypse et réduit son ésotérisme visionnaire à du… Dan Brown, mais son livre boucle la boucle en inversant le tout premier verset de l’Évangile selon Jean (mais lequel, se demande-t-on après le distinguo de l’écrivain entre plusieurs personnages portant ce prénom) : au Verbe se substitue la chair, celle d’une femme « simple d’esprit » ; à la hauteur cosmique, surnaturelle et inhumaine, une familiarité de chaque page, une empathie avec les misères et les grandeurs des hommes de jadis ou d’aujourd’hui, frères humains à la Villon, jamais tout à fait bons, jamais tout à fait mauvais, pour paraphraser le (trop) célèbre « chacun a ses raisons » de La Règle du jeu de Renoir. Une faute à ne pas commettre, dans ces sujets, s’avère la tiédeur, la neutralité, cette position supérieure plaçant l’écrivain au-dessus de ce (ceux) sur quoi (sur lesquels) il écrit – de cela, Emmanuel Carrère ne se rend jamais coupable, et on lui pardonne sa fausse révélation finale, sa naïveté généreuse, sa bonne volonté d’homme honnête et d’honnête homme domptant aujourd’hui son adversaire intérieur.


Le Royaume, sous son chapelet de noms, de lieux, de dates, sous ses raccourcis et ses associations discutables, sous son refus ne pas s’élever vers les dangereux délices de l’extase, du ravissement – on ne lit pas Carrère comme on lit, disons, sainte Thérèse d’Avila ou même le plus mesuré Péguy – pour fréquenter la terre, le sang, le sperme, les larmes de joie ou de désespoir, convainc justement par son ampleur bien tempérée (comme le clavier de Bach), par son ardeur classique, équilibrée, grecque, pour ainsi dire, par ce souffle humain, trop humain, celui d’une voix dhomme parmi les siens qui parle et fait parler les morts pour s’adresser aux vivants qui le lisent, à la morte qui ne le lira plus (beau portrait de Jacqueline, cette marraine si importante dans sa vie), à la mère dont on devine les rapports conflictuels qu’il entretient avec elle, jusque dans sa conversion à rebours de son éducation libérale et intellectuelle. À l’opposé du gourou sévissant dans La Possibilité d’une île, Emmanuel Carrère ne pénètre pas dans le Royaume, ni ne promet d’y faire entrer : il le suggère, se tient (trop ?) sagement sur le seuil et donne quelques clés pour en ouvrir les portes – forcément étroites ; au lecteur de découvrir la sienne, comme nous venons de décrire la nôtre... 

Commentaires

  1. Non le manuscrit des Pensées mais le dit Mémorial cousu dans la doublure de l'habit de Monsieur Pascal...Recueil de plusieurs pièces pour servir à l’histoire de Port-Royal, Utrecht, aux dépens de la Compagnie, 1740, p. 259 sq. « Quelques jours après la mort de M. Pascal, un domestique sentit par hasard quelque chose d’épais et de dur dans sa veste. Ayant décousu cet endroit, il y trouva un petit parchemin plié écrit de la main de M. Pascal, et dans ce parchemin un papier écrit de la même main. L’un était une copie fidèle de l’autre. Ces deux pièces durent aussitôt être remises à madame Périer qui les fit voir à plusieurs de ses amis. Tous convinrent qu’on ne pouvait douter que ce parchemin écrit avec tant de soin et avec des caractères remarquables, ne fût un mémorial qu’il gardait très soigneusement pour conserver le souvenir d’une chose qu’il voulait toujours avoir présente à ses yeux, et à son esprit, puisque depuis huit ans il prenait soin de le coudre et découdre à mesure qu’il changeait d’habit ? Quelque temps après la mort de Madame Périer (qui arriva en 1687), M. Périer le fils et Mesdemoiselles ses sœurs communiquèrent cette pièce à un carme déchaussé, qui était l’un de leurs plus intimes amis et un homme très éclairé. Ce bon religieux la copia et voulut en donner une explication qui a vingt et une pages in folio, et qui ne contient presque que des conjectures qui se présentent d’abord à l’esprit de ceux qui lisent l’écrit de M. Pascal. Ce commentaire est dans la bibliothèque des Pères de l’Oratoire de Clermont. À l’égard de l’original de l’écrit de M. Pascal il est à Paris dans celle des bénédictins de Saint-Germain-des-Prés. »
    "Clémencet Charles, Histoire générale de Port-Royal, Tome troisième, Amsterdam, Van Duren, 1756, p. 420 et sq. Avec en note l’histoire de la découverte. « Cette vision se trouva écrite de la main de M. Pascal, sur un petit parchemin plié, et sur un papier écrit de la même main. Ces deux pièces, dont l’une était une copie fidèle de l’autre, étaient cousues dans la veste de M. Pascal, qui depuis 8 ans prenait la peine de les coudre et découdre lorsqu’il changeait d’habit. Le domestique qui les trouva les remit à Madame Périer, qui les fit voir à plusieurs de ses amis. Après la mort de Madame Périer, arrivée en 1687, Monsieur son fils et mesdemoiselles Périer communiquèrent cette pièce à un carme déchaussé de leurs amis, et fort éclairé, lequel la copia, et fit dessus un commentaire de 20 pages in fol., qui sont dans la bibliothèque des Pères de l’Oratoire de Clermont ».
    http://www.penseesdepascal.fr/Hors/Hors1-appro2.php

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  2. Deux textes indissociables, au moins dans mon esprit, sans doute aussi dans celui de l'intéressé, mais je corrige et m'incline devant votre expertise.

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  3. Ce qui est factuel c'est que le manuscrit du Mémorial existe bel et bien,
    ("L’original est écrit sur papier de la main de Pascal lui-même : il a sans doute été écrit durant la « nuit de feu » elle-même."!
    Les Pensées ne sont que des "notes que son auteur destinait à l'élaboration d'une Apologie de la religion chrétienne", ayant pour point de départ le « miracle de la Sainte Épine » survenu le 24 mars 1656 à Port-Royal des Champs, la nièce de Pascal, Marguerite Périer, étant miraculeusement guérie par l'application sur une fistule lacrymale d'une épine de la couronne du Christ, ce qui déclencha un courant de sympathie en faveur de Port-Royal et convainquit Pascal de composer ses réflexions sur la religion chrétienne.
    Légende ou pas, pour qui a la foi ou pas, reste l'admirable langue de Pascal, infiniment musicale comme aucune autre à mes yeux...

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    1. Au même siècle, la musique aristocratique de Racine mérite aussi mon estime...

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  4. Pascal et Racine, leurs sépultures, chacun son pilier, en l' Église Saint-Étienne-du-Mont de Paris... https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89glise_Saint-%C3%89tienne-du-Mont_de_Paris
    Vaut le voyage ! comme ça se disait jadis dans les Vieux guides Michelin,
    dont l'usine à Clermont-Ferrand a été bâtie en rasant les bâtiments subsistants du château des descendants de Pascal...

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    1. Et Mocky y plaça en (petite) partie son paroissien peu serein ; Bourvil y reviendra lui-même en auto, pour Le Corniaud...

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