Hammer Horror : Splendeur de Terence Fisher


Un grand maître, prince populaire des ténèbres et de la couleur, davantage figuratif que freudien, à remettre à l’honneur (ou à l’horreur, suivant sa sensibilité)…


Dans la grande salle aux fauteuils rouges de La Coursive, les rideaux s’écartent enfin pour libérer l’écran, à l’heure des crimes, des sortilèges et des métamorphoses. Au sein de cette fenêtre géante, si blanche et cependant enténébrée, peut advenir à nouveau la magie noire et lumineuse du cinéma d’horreur, à l’anglaise, of course. Tous les membres de la secte cinéphile (pas un siège de libre, comme en Enfer) font silence, retiennent leur (à bout de) souffle, dans le recueillement d’une liturgie laïque et païenne annoncée par les notes déchaînées de James Bernard, qui ne s’embarrassait guère de préliminaires ni de sous-entendus. Le Cauchemar de Dracula exerce une fois encore sa dangereuse séduction, dans ses couleurs éclatantes (« peintes » par Jack Asher), son érotisme victorien (femmes fatales, surtout à elles-mêmes), sa miraculeuse trahison du roman éternel (à l’image de son protagoniste devenu mythe, mis à toutes les sauces, rouges, forcément, depuis plus d’un siècle, et presque contemporain du septième art) de Stoker par Jimmy Sangster (« Vampires don’t chat », justifiera-t-il de façon lapidaire l’oppressant laconisme du Comte). Fisher, formé au montage, à l’instar de Wise, s’avère un maître du rythme et de l’économie, pas seulement celle du petit studio britannique se réappropriant le bestiaire littéraire et cinématographique jadis illustré, de bien belle manière, par les productions de la Universal (dont il ne souhaitait pas subir l’influence) : son film ne comporte aucun plan gratuit, inutile, mal cadré, trouvant dans cet achèvement formel un admirable écrin raisonné pour le spectacle pulsionnel qui déferle sur le carré magique et sur le public envoûté.





Dans ce miracle d’équilibre entre une sauvagerie thématique et un raffinement esthétique, l’œuvre trouve son vrai sujet, conte de fées pour adulte et conte moral sur la lutte éternelle entre les anges et les démons (d’anciens anges déchus, souvent, tel le bien nommé Lucifer, avec son patronyme de projectionniste !), et devient la source noire et colorée à laquelle va bientôt s’abreuver à la fois le gothique italien (Bava, bien sûr, qui débuta pourtant en noir et blanc) et le météore scandaleux du Voyeur, chef-d’œuvre méta « chu d’un désastre obscur » (Mallarmé sur Poe), lui-même matrice de Psychose et consorts. N’oublions pas non plus que la colère de Fisher, qui vécut en paisible bourgeois flaubertien, alimenta aussi ou, tout du moins, entra en résonance, avec la rage sociale et générationnelle du Free Cinema, groupe de jeunes gens révoltés (comme Satan) avides de sang neuf à injecter dans l’imagerie nationale. Cinéaste au marteau (clin d’œil à la Hammer autant qu’au philosophe selon Nietzsche), le sieur Terence livre une œuvre (et une filmographie) ouverte (apostolique ou scientiste ?), toujours à redécouvrir, loin du mépris de la critique d’alors ou de l’embaumement auteuriste de celle d’aujourd’hui. S’il connut la gloire sur le tard (de la cinquantaine), avec cette saisissante enluminure d’un non-mort bien plus dionysiaque et vigoureux que ses adversaires et assaillants, dans une allégorie subjective présentant les deux faces opposées de la même pièce (shakespearienne dans sa démesure domestique), sa signature à nulle autre pareille paraphe d’autres réussites moins connues que ce pic (ou pieu) jamais égalé (Romero lui rendit un hommage ironique en le renversant, motif par motif, dans le naturalisme « glauque » de Martin, tandis que Coppola s’englua dans un romantisme décoratif et archéologique).



On citera ainsi, également découverts durant ces mémorables séances prodiguées par le Festival International du Film de La Rochelle, La Nuit du loup-garou, flamboyant mélodrame – pour une fois, l’épithète convient – avec un Oliver Reed débutant et magistral, ou La Malédiction des pharaons, avec le regard inoubliable du bouleversant Christopher Lee entre ses bandelettes putréfiées. Voici un diptyque sur les amours impossibles et l’anormalité qui parvient, dans la plasticité métaphorique du (mauvais) genre, à facilement tutoyer les plaidoyers compassionnels et pro domo d’un James Whale. Le conflit identitaire (et de valeurs) au cœur des principaux opus de Terence Fisher occupe itou une place centrale dans Le Chien des Baskerville (Peter Cushing admirait Doyle éperdument), film de chambre puritain enchâssé dans un prologue et un épilogue sis dans la lande fantasmagorique, sadique et létale du désir, territoire privilégié du cinéma et de ses fantômes de chair (admirable Marla Landi en sauvageonne digne de Jennifer Jones dans La Renarde des Archers). Le féminisme de Fisher s’exerça encore dans La Gorgone, imparfait mais attachant portrait de femme en proie à son « Afrique intérieure » (Conrad) ou, mieux, à sa « Grèce interne », porteuse tragique et racinienne de tous les serpents (du sexe) qui sifflent sur [sa] tête (Andromaque). Quant à sa vision de Frankenstein, elle encapsule en un « quatuor » réalisé sur une décennie – de Frankenstein s’est échappé (1958) au Retour de Frankenstein (1969, année érotique, comme chacun sait depuis Gainsbourg), en passant par La Revanche de Frankenstein (1958) et Frankenstein créa la femme (1967) – toute la violence et la désespérance des masques du cinéaste (on pense quelquefois à Peckinpah, à sa Horde sauvage simultanée) rassemblés dans l’interprétation possédée de Cushing, sa figure terrifiante de chercheur dévoyé (pléonasme ?) annonçant le sinistre Vergerus de L’Œuf du serpent nazi couvé par Bergman.




On le voit, les remous de l’Histoire intéressaient le réalisateur, en miroir des eaux troubles du cœur et de la psyché des hommes (et des femmes) de tout temps, cette bipolarité, tout sauf manichéenne, trouvant dans son « couple star » des comédiens d’exception, dans tous les sens de l’expression. Certes, la fin de carrière abandonna ces hauteurs (ou ces abîmes), et ni l’inutile Dracula, prince des ténèbres, ni le soporifique La Nuit de la grande chaleur (transformé fissa par les camelots du X en blue movie !) ne rallumèrent la flamme… Peu importe : les intenses cauchemars « révolutionnaires » de Terence Fisher, les nôtres, donc, brilleront longtemps encore dans leur immortel Eastmancolor, afin de nous troubler, de nous effrayer, de nous ravir (presque dans l’acception mystique du mot, chez un homme d’images nanti d’une éducation religieuse prononcée) ici et maintenant, au présent et au futur. Dans son humilité d’artisan, dans sa modestie de rouage d’un système qui changea la face déjà bien défigurée du film d’horreur, dans la mise à nu chatoyante, irrésistible et complexe d’un inconscient national (à l’instar du Narcisse noir, du Voyeur, de Tom Jones ou des biopics survoltés et autobiographiques de David Lean et Ken Russell), le cinéma de Terence Fisher, célébré naguère par la délicieuse Kate Bush, à laquelle nous empruntons le titre de notre article, demeure un diamant noir et une perle (vraiment) rare, le lieu des mystères et des outrages, de la profanation et du salut, un beau fleuve audiovisuel étrange et riche (Hitchcock) ou un paysage convulsif et brumeux à la Emily Brontë, propres à nous emporter, à nous égarer avec reconnaissance dans leur nuit terrible et enchantée. Pour savoir ce que la notion de « romantisme noir » peut donner, offrir, appliquée au cinéma, il faut décidément se tourner vers la Hammer et son plus talentueux représentant – bien que Freddie Francis, passé de la direction de la photographie à la réalisation, et enrôlé par Lynch pour Elephant Man, ne démérite pas non plus, à un moindre niveau – : le singulier, original et exemplaire Terence Fisher...     

            

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