Jean-Pierre, Claude, Maurice... et les autres


Dans son dernier livre, Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive, Christophe Donner revient sur le « trio infernal » du cinéma français des années 70 – voici quelques (bonnes) raisons de l’accompagner dans son retour vers le futur.


L’auteur, dans ses remerciements, se garde bien de rivaliser avec les biographies en bonne et due forme de ses sujets, réaffirmant à sa façon les droits imprescriptibles de l’imagination et de la fiction, chers à Aragon et tant d’autres. En pleine vague du biopic, son opus se lit avant tout comme un roman, de surcroît mené à cent à l’heure, à tombeau ouvert, vraiment, à l’image de la vie de son protagoniste central, axe des rencontres, des rancœurs et des regards : Jean-Pierre Rassam, producteur éphémère mais capital de ce temps. Contrairement à Jean-Jacques Schuhl, qui pratiquait volontiers l’introspection littéraire dans Ingrid Caven, Donner recourt ainsi souvent aux dialogues et ose même prêter à Claude Berri un monologue intérieur (un peu) joycien. Mais sa narration, basée sur un vrai travail documentaire, parvient brillamment à capter la quintessence – en tout cas médiatique – des trois figures mises en scène, personnages romanesques par leurs films, leurs amours et leurs engagements (ou refus de s’engager). On croit parfois entendre la colère doucereuse de Maurice Pialat quand il le fait parler, puisque un romancier peut se permettre une ventriloquie avec les morts, connus ou pas.

Si le romancier, découvert pour notre part avec un ouvrage dit de littérature jeunesse – Les Lettres de mon petit frère – abordant l’homosexualité quand le thème ne représentait pas encore une « niche » ou une tendance diluée dans la production mainstream, signa naguère un essai intitulé Contre l’imagination et se réclame d’une veine autobiographique (tel Berri, d’ailleurs), son histoire possède les traits d’une vraie narration, la brièveté des chapitres reconstituant de manière impressionniste et très vivante l’entrecroisement de ses trois destins, qui dessine en creux une période et un contexte pas seulement cinématographiques mais aussi sociaux (les effets avortés de Mai 68) et politiques (avec pour acmés drolatiques Rassam « sauvant » les enfants de Forman à Prague ou le voyage de Godard en Palestine, quelque part entre Tintin au Congo et Régis Debray au Kosovo). Le lecteur cinéphile n’apprendra certes rien de neuf, bien que quelques surprises émaillent la course à l’abîme, comme ce projet de Rassam de confier l’adaptation de Voyage au bout de la nuit à Polanski, par exemple, ou L’Enfance nue perçu en réponse au Vieil Homme et l’Enfant, mais Donner séduit tout du long par son évocation juste et incarnée du milieu et des individus s’y ébrouant (parfois jusqu’au suicide), tous liés à des degrés divers par des liens, surtout familiaux, d’attraction/répulsion.


Le titre utilise à bon escient  une citation ironique et apocryphe de Welles, qui savait sans conteste de quoi il parlait : voici, en 297 pages, la chronique d’une (double) mort annoncée. Le livre s’ouvre sur celle du producteur Raoul Lévy (Et Dieu… créa la femme) et se clôt sur celle de Rassam, flamboyant étranger friand d’auteurs et de scandale (causé par un ogre nommé Ferreri), drogué désireux de racheter la Gaumont et de « rendre possible les films impossibles », décès cristallisant la disparition d’une certaine idée du cinéma français, art impur, hasardeux, nourri de pétrodollars, de prostitution, d’insupportable (voire incestueuse) intimité, capable de réserver une place sur la carte de son territoire aux Charlots et à Bresson, déjà confronté à la crise et aux multiplexes. Ce qui se joue dans cette tragi-comédie familiale, dans ce film en direct inspiré de faits réels, de coucheries, d’abus, de prises de position et de gros sous (ceux de Jean Yanne ou de Nicolas Seydoux), excède l’anecdote et tend in fine un miroir aux « professionnels de la profession » contemporains.

Que reste-t-il de cet esprit libertaire et commercial, de cette geste amicale, sentimentale et autodestructrice quarante ans après, à l’heure du financement participatif et des plates-formes de la VOD ? On laissera la réponse à la discrétion de chacun, mais le livre vaut également pour parvenir à capturer ce souffle court, intense, dans une reconstitution qui évite habilement les poncifs de l’hagiographie et ne se transforme jamais en bottin mondain ni ne cède aux délices « branchés » du name droping, écueil auquel succombait Bruce Wagner dans Toujours L.A. Donner réussit là où échouait Truffaut avec sa Nuit américaine très française (et baroque, via la musique de Georges Delerue) : montrer le cinéma hexagonal au quotidien, entre fulgurances et mesquineries, utopies et calculs capitalistes, cérémonies secrètes et blessures propres à forger les chefs-d’œuvre. Sa ronde ne s’apparente pas à un défilé de gens sympathiques, travaillant de concert à l’édification d’une œuvre, en croisés laïcs d’un art sacralisé, mais plutôt à une danse macabre de pauvres diables, humains, trop humains, se débattant avec leurs démons, quelques bouts de pellicule et de l’argent fugace (comme le bonheur) venant vite à manquer, en permanence.


Dans cet artisanat du malheur et de la beauté – de vivre, d’aimer, de filmer –, Rassam se tient debout même après son dernier râle au milieu des années 80, en symbole luciférien et christique d’un art excessif, impoli, à des années-lumière de la modernité politiquement correcte et référentielle. Tous ces gens, les maris, les femmes, les amants et les fils, les réalisateurs, les scénaristes, les industriels (dont un certain Marcel Dassault), traversés par les flux de l’Histoire plus rapides et impitoyables que tous les longs métrages, ancrés dans le monde et rêvant sur grand écran, vécurent et filmèrent avec leur sang, leur sperme et leurs larmes, ce qui nous les rend, aujourd’hui encore, proches et courageux, malgré leurs défauts (personnels) et leurs échecs (financiers ou esthétiques) – grande leçon des fantômes du cinéma et du passé, ni modèles exemplaires ni icônes auréolées de nostalgie (qui n’est plus ce qu’elle était, pour employer les mots de Simone Signoret), aux vivants qui feraient bien de s’inspirer de leur feu pas encore (on l’espère) définitivement éteint… 

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