La Femme de ma vie


Un métrage, une image : La Clé (1983)


Un couple allongé sur un lit, au matin, dans une chambre dont le mobilier, armature et lampe de chevet, pour un œil d’antiquaire (ou de décorateur), évoque les années 40 : Tinto Brass, dans La Clé, saisit ses amants comme au commencement radieux du monde, alors que le Duce, retenu hors-champ par l’unique fenêtre aveuglée de soleil, s’apprête à plonger Venise la féminine dans sa nuit aux flambeaux. Tandis que vocifère le dictateur cabot et cinéphile, fantôme seulement évoqué par sa voix létale (cf. le même usage dans Une journée particulière, avec son autre duo amoureux et désespéré, formé par Sophia Loren et Mastroianni), « les soupirs de la sainte et les cris de la fée » (Nerval) retentissent dans l’espace clos de leur sexualité ludique et tragique, alimentée par les mots impudiques et tendres de leurs journaux intimes respectifs. La clé du titre, bien plus que de donner accès au tiroir recelant les licencieux ouvrages, ouvre bien sûr le cœur de leurs propriétaires, mis à nu autant que leurs corps par une caméra complice, respectueuse, toujours en mouvement pour épouser les flots croisés de leur désir. Brass, se préférant monteur à réalisateur, affectionne les courbes, architecturales et physiques, associées pour lui à l’éros indestructible, à cet élan de vie encore vivace malgré la trahison familiale (la propre fille de Teresa – notez le prénom religieux – devenue une parfaite petite fasciste), malgré la société alentour sur le point de s’enfoncer dans les marécages de Salò, à l’instar de la ville noyée lentement dans sa lagune, malgré la maladie (logiquement cardiaque) emportant bientôt l’époux au regard perdu (excellent et shakespearien Frank Finlay).

Aux rondeurs accueillantes de la lampe, du lit, des hanches et de l’épaule de Stefania Sandrelli – tenant là le rôle de sa carrière et l’incarnant d’une magnifique façon – répondent les lignes droites menaçantes du cadre sur le mur, de la fenêtre entrevue, de la paroi-prison à senestre (la place du Diable), celles, surtout, du pyjama bicolore aux allures d’uniforme de camp de concentration. Le bouleversant amour qui lie ces deux individus, dans leur maturité fragile, dans leur connaissance intime des choses de la vie, s’exprime par un geste somptueux dans sa trivialité, ces deux mains posées l’une sur l’autre sur L’Origine du monde, coque de chair et d'os pour protéger le coquillage (Mallarmé) des femmes, d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, de toute éternité (sexuelle, sentimentale, symbolique). Le film entier de Brass, sa puissance tendre et lucide, se tient dans cette image, cette figuration amoureuse délestée de toute imagerie naïve, éculée, hollywoodienne (au mauvais sens du terme). Si la majorité de la production pornographique se caractérise, contradictoirement, par sa puérilité, son sens du merveilleux relevant de l’autisme – jamais de défaillance, ni de maladie, ni de mort pour les automates du sexe à la chaîne –, voici, enfin, une œuvre adulte qui parvient, presque miraculeusement (et avec une plus grande plénitude que Salon Kitty, titre pourtant digne de sa redécouverte), à unir la « petite mort » et la grande Histoire, le portrait féministe et celui de l’infantilisme masculin (les hennissements de l’amant/fiancé de Teresa, chipé à sa fille !), l’ivresse des sens et le vertige des souvenirs, dans un univers lui-même en train de sombrer (superbe séquence finale de remontée du temps dans la gondole mortuaire).


Une seconde image, rime visuelle et réminiscence de la première, montre aussi le couple enlacé dans la salle de bains, après les ablutions matinales, Nino accroché à un sein généreux, offert, moderne Anchise à bout de souffle porté par un avatar d’Enée – le père secouru sur son dos par le fils durant la prise de Troie – aux yeux clos, au peignoir immaculé, penché vers le miroir (accessoire narcissique et funèbre, qui métaphorise et décuple les puissances morbides du cinéma) capturant son plaisir, car le corps chéri, adoré de la femme, ni maman ni putain, ni madone ni martyre, et pourtant tout cela, et bien plus encore, rayonne au centre de la pièce inondée (de jouissance) de clarté, espace sacré garni des objets du quotidien disposés sur un autel banal de style Art déco (encore un miroir, encore à gauche !), vrai foyer du cadre, reflété dans la glace substituée au split screen, médaillon spectaculaire et spéculaire d’une reine de tous les jours célébrée en majesté. La charmante fossette de l’actrice se tient, à peine visible,  en écho au V vaginal de l’applique, suspendue au-dessus d’un flacon et à proximité d’un robinet joyeusement phalliques, la lumière accrochée par l’alliance d’une épouse « fidèlement infidèle », possible présage du pendentif « clairvoyant » de Laure/Lily dans le pareillement onirique, nocturne et humide Femme fatale signé De Palma. Mais, cependant, pas moins que sur la couche, les regards ne se rencontrent pas, l’éteinte familière, dans la lignée du geste antérieur, à lire ainsi qu’une parade pour conjurer le sort (mortel) de la séparation, de l’incompréhension, de la (trop) fameuse « incommunicabilité » antonionienne, tous ces faux raccords sentimentaux déchirant l’étoffe d’une vie à deux, la faisant béer davantage qu’un sexe de femme après la danse (ludique et macabre) des amants, seuls au monde et universels dans l’exercice de leur propre (voire « sale ») body language (chantait Kylie Minogue)...

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir