Volte-face


Les cheveux, le front, les sourcils, les yeux, le nez, les joues, les oreilles, la bouche, le menton, le cou – et au-delà de tout cela, quelque chose de vivant, de mouvant, d’émouvant, à la fois crâne et diamant…  


Il faut qu’on reprenne forme humaine
Zazie, Larsen

David Pujadas liquida l’autre soir l’information en une dizaine de secondes, s’en débarrassa tel un kleenex usagé, en parfait petit représentant de l’aléatoire temporalité médiatique, alors que sa profession se repaissait du résultat de l’opération voici une dizaine d’années : Isabelle Dinoire, première femme greffée du visage, venait de succomber à un cancer, non scientifiquement relié à son traitement antirejet, avertit ensuite le bien nommé « corps médical », lui-même porté au silence éloquent (personne pour communiquer à propos d’un échec, sinon pour le minimiser), puisque le décès survint en avril de cette année. Par-delà des questionnements éthiques évoqués en lien, pourquoi et en quoi cette disparition nous interroge-t-elle, quel écho parvient-elle à susciter en résonance avec une certaine cinéphilie, bien sûr – Franju for ever –, mais surtout avec notre propre visage, et par extension le vôtre, retrouvé au quotidien, croisé chaque jour, matin, midi et soir (comme les médicaments que la patiente-survivante devait prendre), dans le miroir de la salle de bains ? Si l’amour demeure en partie un mystère, irréductible, heureusement ou hélas, à la biochimie, à la culture, au mercantilisme sociétal et à l’opportunisme politicien (très discrets aussi là-dessus), de telles harmonies ou correspondances conservent une opacité première qu’il paraît vain de chercher à expliquer (on se doit décrire clairement dans la nuit et le vide, rien d’autre). Après une semaine qualifiée de « difficile », Isabelle Dinoire, mère anonyme endormie par la pharmacopée à la manière d’un suicide, se réveilla ensanglantée, défigurée par son placide labrador, ne ressentant aucune douleur avant de se découvrir dans la glace (blessure mentale, « narcissique », toujours plus vive et indélébile que les agressions contre la chair).


Celle qui explorait les couloirs du CHU d’Amiens sous un masque, sorte de blonde Belphégor préférant, « par la force des choses », l’odeur d’hôpital à la poussière du Louvre, connut la gloire éphémère et tout sauf généreuse accordée aux freaks depuis Tod Browning et bien avant, assortie, à sa sortie, à son retour dans la vie « civile », aux moqueries des gosses et aux naturels problèmes d’adaptation de ses proches. Vieille histoire de malédiction, de rédemption, en forme de conte de fées technologique, à l’exacte jonction du spectaculaire, du frisson instinctif, du dégoût rassurant, de la normalité reconquise, comme le greffon doit être positionné puis raccordé exactement avec le socle de l’hôte, à la façon d’une robe de soirée cousue à même la silhouette d’un mannequin. La chirurgie, y compris dans le langage, rejoint l’esthétique, répare un outrage de hasard (yeux crevés de l’institutrice dans Les Oiseaux), transforme et remodèle ce double spéculaire garant de l’identité, de la réalité, de la présence à soi et à autrui (ce que l’on voit généralement en premier d’un individu, ce qui nous informe sur ses intentions, sa personnalité, via le regard et « l’expression » des traits, tandis que la voix, davantage abstraite et impudique, se situe à un autre niveau de révélation, d’identification). Héroïne malgré elle, « dans la vraie vie », d’un film d’horreur abouché au mélodrame (la vraie fondation du « genre »), cette femme modeste, lucide et drôle, dont nous invitons à lire les quelques propos « commémoratifs » ci-dessous, finit par se reconnaître dans son nouveau visage, par se l’approprier, s’y mirer, à jamais reconnaissante et tributaire d’un don, peut-être la seule preuve crédible d’un altruisme désintéressé (à moins de lire, avec une once de « perversité », ce « transfert », souvent soumis à l’aval des parents, en possible promesse de seconde chance, d’éternité diffractée, pour un être aimé trop tôt disparu ; laissons l’innocence à ceux qui y croient ou en font le commerce).


Nul ne l’ignore, a fortiori les adeptes contraintes ou pas de la burqa (épiphanie de l’anatomie faciale réservée à la sphère privée, signe avéré d’emprise religieuse et masculine, en Afghanistan et ailleurs) : pas d’existence sociale et personnelle sans visage, pas d’inscription dans l’espace public, administratif (la carte d’identité) et historique (les « gueules cassées », témoins d’atrocités décidées en haut lieu, reproches muets, « en chair et en os », adressés à tous les puissants et à ceux tranquillement restés à l’arrière, s’amusant, donnant des leçons de morale). Au cinéma, le visage se voit mécaniquement et consciemment paré d’un pouvoir hypnotique, d’une fascination renforcée par l’imagerie (pas seulement hollywoodienne) expressionniste ou réaliste, dans le sillage de la peinture iconique (on renvoie le lecteur vers un article thématique accessible au moyen du libellé). Même le X, dans sa liturgie profane de « profanation » pudique (obscénité des sentiments exhibés), fait de la face de la « hardeuse » un autel rituel recevant l’offrande blanche en attestation de l’événement, de sa vérité concrète/fantasmatique (dans Le Pornographe, Bertrand Bonello, par les mots de Jean-Pierre Léaud, la conçoit en ultime rempart d’humanité, pas moins). On se souvient également des masques chez Brian De Palma & Francis Delia (en tandem sur l’affiche explicite et suggestive de Pulsions), de la défiguration du producteur de disques sur la scène du Paradise, de celle de l’agent secret à l’ouverture de sa mission impossible, sans parler du faux Indien perforant d’une perceuse phallique le vrai corps de la doublure à son insu ou des automates inexpressifs, des deux côtés du proscenium, peuplant le lugubre café « charnel » au nom ironique).


Au cœur du « septième art », figuratif par flagrance, facilité, confort, sacro-saintes narration, signification, émotion, gît en effet la tentation de la destruction, du travestissement, de l’anéantissement de la figure, notamment celle du visage (dans L’Inspecteur Harry, Scorpio subit son martyre raciste avec délice, devient méconnaissable, grotesque et terrifiant, sous les coups du bourreau black rémunéré). Soutenue par l’état (des connaissances actuelles) de la médecine contemporaine, Isabelle Dinoire effectua le chemin inverse, essaya de regagner une humanité dérobée dans son coma médicamenteux, de réajuster deux images superposées dans un fondu enchaîné figé, de se réinventer, en définitive, avec courage, détermination et endurance face à l’adversité de son être physique, au jugement de la foule, à l’œil racoleur des caméras. Sa défaite n’invalide pas l’effort ni l’expérience, au contraire (dirait le « docteur » David Cronenberg). Condamné à mourir, à se trahir lui-même, à s’abolir en esprit et en physiologie, l’homme (donc la femme) ne peut que continuer à développer tout un attirail de prothèses, s’élancer, « à corps perdu », vers le rivage inquiétant et salutaire du clonage, des organismes génétiquement modifiés, de l’eugénisme soft et financier des recherches cellulaires.


L’immortalité n’existe pas, pas encore, mais la révolution (et le marché) du vivant s’annonce dès aujourd’hui, en redéfinition radicale de l’espèce et par conséquent des ses mille artefacts (dont les films). À moitié Loulou (Pabst) et à demi Maria (Lang), Isabelle Dinoire, pionnière et inspiratrice, énigmatique et révolutionnaire, emporte avec elle son histoire particulière, pareille à aucune (une trentaine de greffes à la suite de la sienne, chacune différente), aux limites de la compréhension et du partage (qui peut éprouver ce qu’elle traversa, qui ose se permettre d’écrire à son sujet, pourtant fraternellement, je l’assure ?). Nimbée d’une aura de revenante et de passagère (d’une vie à l’autre, d’un reflet à son frère étranger) superbement souriante, elle persiste à nous émouvoir, presque sans le vouloir, à représenter une victoire fragile, un scénario (« à fleur de peau », littéralement) inabouti, tant pis. En attendant la mort et l’oubli de toute chose, de notre tête incapable de se percevoir elle-même sans l’aide d’un bout de verre ou la tendresse haineuse de globes oculaires ne nous appartenant pas, son visage asymétrique, lesté d’une incroyable intensité, d’une douceur de poignard, hantera longtemps notre mémoire, dans sa beauté fêlée, majestueuse et au final infiniment féminine.       



          

Commentaires

  1. "Sergio Canavero, neurochirurgien italien de 55 ans, s’est fait connaître par ses effets d’annonces fracassants. Il veut en effet greffer un corps humain sur une tête (… et est surnommé par beaucoup "Docteur Frankenstein")
    https://www.franceinter.fr/emissions/l-edito-carre/l-edito-carre-24-janvier-2019

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