Re-Animator


Grands enfants, petits mickeys, gros enjeux et sillon profond…


Comme les machines, les dessins possèdent une âme (« animés », dit-on justement et joliment). Artefacts par nature, encore artisanaux à l’ère du numérique, ils nous reflètent par réfraction, ils paraphent notre humanité industrieuse, amoureuse d’elle-même, de sa supposée réalité, au point de la dupliquer à l’infini, ad nauseam, dans le réflexe pavlovien de la mimesis figurative et narrative. Le cinéma permet cela, se prête volontiers au mouvement des choses, à la vitalité de l’invention même et surtout fantasmagorique. Méliès répondit vite à la célèbre question de Lamartine : oui, les objets inanimés s’avèrent dotés d’un esprit, on s’en amourache de manière vorace, bien guidés par le consumérisme contemporain (consommation de biens, d’images, de mythologies, d’enfantillages). Si plonger dans le moteur d’une Ferrari équivaut à visualiser le cerveau de son ingénieur (dirait Cronenberg), si Kraftwerk sut exprimer la poésie des robots musicaux, le dessin animé, l’animation en volume – préférons presque la dénomination de stop motion, anglicisme évocateur, descriptif et quasi métaphysique dans son élan arrêté, métonymie méta du cinéma live jusqu’à la disparition de la pellicule, quand un film consistait en une série de photogrammes fixes dont le défilement vertical créait l’illusion de la vie – ou la 3D nous ouvrent les yeux et les portes d’un imaginaire affranchi des contraintes du réel. Bien sûr, dans cet art industriel, il faut toujours payer, collaborer, d’une façon ou d’une autre, et avec la connotation française funeste du terme : créer de l’émotion (motion picture, indeed, nous souffle Fuller) revient parfois très cher, autant qu’un long métrage en prises de vues incarnées.

Le réalisateur de ce type de films acquiert cependant une omnipotence véritable et travaille en démiurge insurpassable. On sait que Hitchcock enviait à Disney sa faculté de déchirer un croquis raté, alors qu’il devait se coltiner un acteur (ou une actrice, souvent blonde) mauvais. De l’autre côté de l’écran, l’animation titille notre empathie, la met à contribution avec constance. Il faut s’identifier vachement, pourrait-on pasticher le Manchette du Petit Bleu de la côte ouest se moquant d’un tueur aspiré par sa BD lors d’une planque en bagnole. Les princesses sauvages, sanglantes, songeuses, sacrifiées, de Miyazaki ou de Takahata nous bouleversent mieux, jusqu’à un certain point, que leurs homologues ou leurs consœurs de chair et d’os, tant leur psyché, leur « être-là », pérorerait Heidegger, dépendent de toi et moi, portés par l’énergie des dessinateurs, leur talent flagrant. Un aviateur à tête de cochon (littéralement) et une gamine à l’agonie dans le Japon de la guerre vivent (et meurent) ainsi magnifiquement, tandis que les squelettes antiques, épiques, de Ray Harryhausen et le bestiaire préhistorique, zoophile, de Willis O’Brien (« troisième homme » de King Kong) continuent à nous émerveiller, lestés d’un coefficient de réalité absent des prouesses milliardaires du royaume binaire (aucune nostalgie, ici, rien qu’un froid constat). Béatrice Dalle déteste à raison le citationnel Shrek et l’on peut se montrer réservé, sinon sceptique, face aux actuels Ma vie de Courgette (scénario en partie co-écrit d’après une autobiographie d’orphelin par Céline Sciamma, la redoutable réalisatrice de l’empoté Tomboy) ou Kubo et l’Armure magique (hommage américain bien-pensant et amnésique à la culture nippone).

On peut également rester indifférent à la mélancolie réflexive selon Pixar, avec ces jouets pleurant sur leur sort d’abandonné (le cinéma US, au moins depuis Dorothy égarée à Oz, n’en finit pas de regretter une improbable innocence qui n’exista jamais, surtout pas à l’échelle nationale, persiflait le grand Bill Burroughs). Quant aux animations classées X, notamment celles du hentai, elles font davantage sourire qu’autre chose, et leur attribuer une quelconque valeur érectile reviendrait presque à confesser une assurée perversité (à chacun ses dégoûts, ses amusements et ses pertes de temps, camarade cartoonophile). La rencontre ultime entre les deux univers (Mary Poppins meets Roger Rabbit, quel beau titre pour un Carax apocryphe) reste à faire, à concevoir, à exécuter puis à donner à voir. Du théâtre d’ombres de Lotte Reiniger aux rhizomes du jeu vidéo dans le survival biblique (Noé d’Aronofsky, vu-critiqué récemment), le cinéma dit d’animation (pléonasme inconscient) mérite notre attention dans sa longue « histoire parallèle », sis quelque part entre l’éducatif et le festif, entre la norme et le désordre, entre l’utopie et l’ersatz. Ni sous-genre ni puérilité, son imagerie interroge et séduit, libère et interdit. Soumis à des impératifs catégoriques généralement moraux et commerciaux, plus encore que son ancêtre ou sa progéniture (Émile Reynaud and Co.), ce cinéma-là miroite l’autre et en constitue comme l’exosquelette lyrique et ludique. Que nous raniment donc longtemps, au Jugement dernier quotidien, ces artistes célèbres et anonymes pouvant ressusciter des morts aimables et colorés, avec leurs crayons, leurs pinceaux, leurs pâtes à modeler, leurs logiciels. L’animation, dans toutes ses métamorphoses, persiste à nous dire quelque chose de nous-mêmes et de notre cinéphilie matérialiste aussi bien que spirituelle.  
            

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