Le Petit Garçon : Les Égarés
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Nagisa
Ōshima.
Voici un sec mélodrame géométrique (formalisme
du Scope) multipliant les jeux et tensions de diagonales, d’horizontales, les
surcadrages entre emprisonnement et voyeurisme (le gosse aux toilettes, matant
ses parents), où même un bonhomme de neige s’avère triangulaire, cône de blancheur
taché par l’angle droit d’une botte rouge. « Hanche foutue, femme
foutue ! » affirme l’épouse faussement soumise, ponctuellement
giflée, pour de faux ou de vrai, de l’escroc paresseux, soldat blessé à la
main, diabétique, sa mère à elle morte à ses quatre ans. Dans le Japon du milieu
des années 60, il faut bien manger, vous comprenez, il faut bien se jeter sous
les roues des bagnoles à 40 ou 70 kilomètres à l’heure, « boulot »
dangereux mais moins que la guerre, après tout. Le petit garçon anonyme du
titre, parfois flanqué de son frère – Gamin et Petiot, so – se rêve éveillé, à voix haute, en démon ou en extra-terrestre,
tant la réalité lui paraît terne. Sa vie et celle du quatuor désaccordé (la famille dite dysfonctionnelle n’existe
pas, toutes les familles dysfonctionnement à un moment ou à un autre) s’abritent dans des auberges dont on oublie de payer le loyer, où l’on mendie un délai,
une valise toujours prête. Un plan-séquence révèle la grossesse gênante de la
complice, tandis que son fils d’occasion assiste au vol commis avec violence
par des lycéens dans un quartier de cinémas (il veut aider l’enfant détroussé
plus petit que ses agresseurs, se voit récompensé par sa casquette jetée au sol
dans une flaque dégueulasse : enfer pavé là-bas aussi des meilleures
intentions, mal généralisé, étendu à toutes les générations, celles d’hier et
de demain). D’étonnants filtres bleus donnent une patine de passé aux images de
cette famille plutôt décomposée que recomposée, car la vraie mère se
trouve, peut-être, si l’on en croit les déclarations de la jolie belle-mère, à
l’hôpital.
Durant une pause dans une chambre de
première classe, des musiciennes reprennent la comptine drolatique du Gamin
devant leurs clients attablés, en train de se sustenter (on bouffe beaucoup et
peu à la fois dans cette société d’abondance guettée par le désarroi). Le père
torture gentiment sa progéniture, lui assure qu’au village natal, on raya son
nom à l’école, on alla jusqu’à se débarrasser de son pupitre – nul retour en
arrière possible, fais fi de ta nostalgie, mon petit. Cela n’empêche pas le
marmot de fuguer à la recherche supposée de sa grand-mère, uniquement nourri le
long de son odyssée à tarif non réduit (douze ans, plus un enfant, lui apprend
le guichetier indifférent), par quinze petits pains et cinq chewing-gums. Le
voyage ferroviaire se donne à voir cette fois en noir et blanc. Presque au
parfait mitan du film (vers la quarante-sixième minute, par conséquent), le
Gamin en uniforme scolaire (casquette comprise) se transforme en poignant gisant
pleurant solitaire sur le sable en bordure de mer. Cela dure peu, cela ne s’étend,
en refus du pathos davantage qu’en
allégeance à la bienséance japonaise. La compagne hélas enceinte, le mari
souhaite qu’elle règle au plus vite cette « maladie de femme ». Sur
le seuil de la clinique spécialisée, un mensonge commun et une montre-bracelet
en forme de secret réunissent, après une engueulade, la marâtre éprise de normalité
avec le serviteur taciturne. « C’est tous les jours dimanche »
s’exclame-t-elle sur la balançoire, et en effet personne ne travaille, ne va à
l’école, ne se lie à quiconque. Des photographies sans couleurs et une carte
géographique permettent de suivre les déambulations. Un faux bleu injecté devient
finalement une vraie blessure, ce qui fait gagner du temps et ajoute de la
véracité aux cris de douleur.
Nos hors-la-loi de province tombent
sur un obstacle en la personne d’un « expert en carrosserie » qui
tient à joindre la police à la suite d’une collision suspecte. Reconstitution,
intuition, séparation : mettons-nous au vert en attendant des jours
meilleurs, propose le vétéran paresseux, précautionneux, arrêté déjà trois ou
quatre fois, un bourdonnement extra-diégétique entendu sur la bande-son. Nouvelle
apparence et lunettes pour le Gamin (plus pour la mère) lui faisant mal aux
yeux, déformant, le temps d’un plan, subjectivité en pointillés, l’image
paternelle en reflet de miroir de foire (monstruosité banale de nos proches).
L’hiver survient, un étrange lien s’élabore entre le fils et la mariée
frigorifiés (la table met longtemps à chauffer, la taulière peu amène peut
fournir un brasero en supplément). « Domination masculine » ?
Pas vraiment, préférons portrait précis, à valeur documentaire, d’un enfer
profane, parcouru et commenté par intervalles par le Gamin en voix off. In
fine, le chapelet des villes côtières
conduit « au bout du Japon », point nordiste extrême, sans doute plus
agréable en été (on reviendra, pourquoi pas, avec de l’argent, concède le père
muni de réchauffants pâtés au saké). Un « océan de neige » recouvre
la région de Hokkaïdo, stase graphique
adéquate pour une œuvre dotée d’une sorte de picaresque immobile, itératif.
« Les dieux voient tout » crache l’épouse molestée, juste avant que
n’advienne un véritable accident, ironie naturellement cruelle causant la mort
de la femme au volant, sa botte incongrue dans la neige, son corps emporté
prestement par les secours. « Tu ne sais rien de l’horreur de la guerre »,
« Respecte ton père » éructe le géniteur perforé à son fiston rebelle en prélude à
une scène de lutte conjugale sépia, ritualisée, le drapeau nippon à
l’arrière-plan.
« Si je meurs, tout ira bien »
se convainc le bambin, retenu dans sa fuite définitive par les pleurs de son
cadet (souvenir d’adolescence très ému de La Cicatrice signé Bruce Lowery).
« Je ne suis qu’un enfant ordinaire », oui, le juste royaume
manichéen d’Andromède ne signifie rien ici-bas, la sculpture immaculée doit
être détruite au ralenti à coup de pieds (le réalisateur, lui-même habité par
une rage littéralement froide, relit ici, volontairement ou pas, Le
Chant du Missouri). Noël arrive, jour de la naissance du Christ voilà 1966
années, calcule la mère. Ils vont emménager dans de neufs « logements
culturels », HLM probablement en banlieue, à l’instar de l’Hexagone. Des coupures
de journaux narrent la traque des forces de l’ordre, le père arrêté, l’enfant
recherché. L’arrestation s’effectue sous le regard du Petiot, sa tête en bas du
cadre et en amorce, dans des crissements de pneus hors-champ (encore un instant
d’hystérie figée, théâtralisée). « Papa ! Tire-toi ! »
prévient inutilement le marmot pas ingrat. Interrogatoires, menteries candides,
un « J’aime beaucoup ma mère ! » à la Truffaut puis les biographies
rapides, en mode journalistique, des parents « indignes ». Le récit
s’achève sur les larmes du Gamin, sur des fondus enchaînés associant le bonhomme
glacé, la botte surréaliste, le visage pétrifié de la jeune victime féminine.
« Tu aimes la mer ? » demande un compagnon de train au minot,
son visage tourné vers le large marin (« Si seulement le Japon était plus
vaste » regrettait-il auparavant). Il ne répond, il ne doit pas repenser à
l’avion pris naguère. Sa bouille de vieillard enfantin disparaît dans
l’obscurité du monde et d’un fondu au noir.
Tout au long nous irrite une musique aux
accents dodécaphoniques composée par Hikaru Hayashi (L'Île nue, surtout). Fumio
Watanabe, fidèle du cinéaste, figurera également dans l’urologique Le
Couvent de la bête sacrée. Sorti en 1969, année pas si érotique, Le
Petit Garçon connaît un succès commercial et suscite des réserves critiques,
certains reprochant au trentenaire en colère un ton trop humaniste en
contradiction-trahison avec le scandale révolutionnaire et le langage
expérimental des ouvrages antérieurs. Comme L’Empire des sens, cet opus transpose un vrai fait divers
documenté trois ans plus tôt. Tetsuo Abe, inoubliable bloc de souffrance
diffuse, vit alors dans un foyer, en véritable orphelin (remember les délinquants-figurants des Révoltés de l’île du diable).
Ce grand petit film sur le déracinement, l’errance, le matérialisme, avec son
misérable ersatz familial, son trou noir du générique (à la place du disque
rouge sur fond blanc national), son faux écolier, à contre-courant de cartables
jaunes, prisonnier d’un panorama urbain, annonce de la plus impitoyable (de la
plus insupportablement tendre) des façons l’avènement du monde moderne, le
nôtre à tous, en Asie et au-delà, témoigne du sort que nous réservons à nos
enfants (ils ne n’épargnent pas les adultes), de notre vie d’aliénés (laissons « l’aliénation »
aux intellectuels) privée de la moindre once de transcendance et de salut. Le
cinéma politique (pléonasme) de Nagisa Ōshima s’y exprime suprêmement, en
mémoire (court métrage de jeunesse intitulé Le Voyage Aventureux d’un Gosse),
en épure et en présage (le fantastique désenchanté de L’Empire de la passion,
la sentimentalité corrosive de Furyo, Max mon amour ou Tabou).
À défaut de tuer tous les pères, de les renier (Ozu ignoré), de changer une
société abhorrée, il réalise un constat/poème adressé à toutes les enfances
sacrifiées, aux maltraitances bienveillantes, au petit homme (à la petite
fille) mort en chacun de nous et retrouvé le temps d’un diamant coupant, à
redécouvrir cinquante ans après les événements transfigurés, enfin rendus à
leur lumineuse opacité.
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