Les Révoltés de l’an 2000 : Jeux d’enfants


Lewis Fiander disparut en mai dernier, « dans l’indifférence générale » ; nous lui dédions volontiers les lignes suivantes…


Autant La Résidence se caractérisait par le huis clos, l’obscurité, le manque d’oxygène, autant Les Révoltés de l’an 2000 déploie l’horizon, la lumière, l’air marin. Différences avérées et superficielles, bien sûr : les deux œuvres en miroir (principe optique d’inversion) cartographient et métaphorisent un pays, une société, une marche immobile vers la mort, tel le contrepoint complet d’un suprême requiem enténébré, ensoleillé. Une fois passé le Styx de la mer ibérique sur une barque fragile, quatre heures de traversée sans un chapeau, sans une goutte d’eau (inconscience d’un couple de touristes dont la femme attend un « heureux événement », pour elle davantage que pour lui, qui n’en voulait pas vraiment), Evelyn et Tom abordent sur l’île aux enfants « déments », accueillis par un petit pêcheur revêche. Pour ne pas avoir su lire les signes disposés autour d’eux, avertissements/pressentiments de très mauvaises vacances (cadavre échoué en clin d’œil aux Dents de la mer, fête locale aux pétards pareils à des détonations, article de journal nocturne), nos deux Anglais, délestés d’une double progéniture, s’en retournent au tombeau, visité douze ans plus tôt par le père biologiste (dans le roman, il exerce l’ironique profession d’auteur de « littérature jeunesse »). Depuis, les adultes semblent disparus (en toute hâte), emportés par l’on ne sait quelle fiesta folklorique (contraste avec la plage peuplée de l’ouverture à la manière d’un documentaire), la chaleur impitoyable étendue sur l’ensemble des maisons blanches (couleur du deuil en Orient), les symboles automatisés de la modernité réduits à des ruines inutiles (deux poulets embrochés continuent à tourner, carbonisés ; des glaces dégoulinent dehors ; le téléviseur affiche la neige de Laura Palmer).


Tandis que Tom va chercher de quoi manger (conserves triviales), une gamine s’approche d’Evelyn, colle son oreille au ventre arrondi, un battement de cœur amplifié, synthétique, sur la bande-son. Ce premier contact se verra au final rappelé par l’héroïne en train de mourir debout, déchirée de l’intérieur par un fœtus matricide (et donc suicidaire), en écho à la monstrueuse grossesse de Inseminoid. Entre-temps, l’enfer enfantin va s’abattre sur les protagonistes, au cours d’une longue journée sans fin, d’une nuit d’agonie, d’un lendemain aux allures de chemin de croix christique, la peau du héros défendue à coup de mitraillette, avant qu’il ne succombe, dans une barque bouclant la boucle, sous l’assaut de la marmaille innombrable et armée (paire de ciseaux plantée par une gosse féroce dans la clavicule, en nouvelle chorégraphie de Grace Kelly dans Le crime était presque parfait), sous l’arrivée des garde-côtes à la gâchette aussi facile que la milice de La Nuit des morts-vivants, eux-mêmes piégés (exécutés) par les apparences et les pleurs de crocodile des bambins assassins. L’épilogue nous montre les petits monstres en direction du continent, partis essaimer leur évangile du massacre à l’échelle internationale, apothéose d’une dystopie et d’une rage ludique contenue dans le titre français, plus futuriste et millénariste que son homologue original (¿Quién puede matar a un niño?), question rhétorique à laquelle répond le montage d’archives du générique de début, sorte de mondo movie (trop pédagogique, se reproche encore Narciso Ibáñez Serrador), sur fond de comptine entêtante à la Rosemary’s Baby, dédié aux multiples infanticides (chiffres à l’appui) commis sur trois décennies à l’occasion des conflits (Auschwitz, Inde-Pakistan, Vietnam, Biafra, faites votre choix – l’actualité reviendra même via une TV portative chez le vendeur de pellicule photo, suscitant son commentaire emblématique sur la folie du monde et sa cible privilégiée).


Tout le monde tue des enfants au vingtième siècle, littéralement ou indirectement (les famines dévorent les petits corps). Placé devant un tel prologue, le spectateur se doute qu’il ne va guère s’amuser, que le survival à venir va susciter en lui quelques interrogations et un trouble grandissant, jusqu’à la conclusion logique et tragique (au sens antique du terme). Chaque plan à sa place, expressif, pensé en cinéaste, de ce film d’horreur en plein jour, réaliste, peu friand des excès rassurants du gore (le sang coule ici sur un mur immaculé, sur des jambes de parturiente), recèle une tension et une inquiétude intenses, qui expliquent son bannissement dans certaines contrées, son prix à Avoriaz et sa réputation non usurpée (remake mexicain inconnu). Les cinéphiles relèveront certes des correspondances avec Le Village des damnés (extra-terrestres aryens), Les Oiseaux (eschatologie sentimentale), Traitement de choc (insularité coercitive), L’Enfer du devoir (« enfant soldat » au Yémen), inscriront l’opus dans le courant pédophobe des années 70 (acmé indépassée de L’Exorciste, matérialisation morbide selon Chromosome 3), noteront le dialogue méta au sujet de La dolce vita, surtout de son philosophe meurtrier, ogre par amour et désespoir (à quoi bon élever des enfants dans l’Italie vulgaire, athée, atomique et outrée d’alors ?), repenseront aux (sectaires) « enfants du maïs » croqués par Stephen King (Danse macabre), voire aux « corrompus » de Henry James (Le Tour d’écrou) et Jack Clayton (Les Innocents), aux « oubliés » de Luis Buñuel et aux époux vénitiens, orphelins, de Nicolas Roeg (Ne vous retournez pas), mais le film funèbre de NIS, au passage, l’un des préférés d’Eli Roth, ne ressemble qu’à lui-même et constitue une expérience sensorielle presque en temps réel, saisie dans la densité physique et métaphysique de ses cent six minutes inflexibles.


Contexte de l’Espagne franquiste oblige, Les Révoltés de l’an 2000, à l’image de La Résidence, dans un élargissement du drame (de chambre) œdipien aux dimensions d’une génération, annonce les « enfants terribles » de la Movida (le brillant José Luis Alcaine éclairera de nombreux Almodóvar), tuant leurs pères de cinéma et de politique, et peut se lire en terrible illustration du proverbe à l’origine du titre d’un Saura (Cría cuervos). Plus encore, dans son aura de témoignage et de prophétie, il renvoie vers le terrorisme italien d’hier (extrême gauche bourgeoise) et européen d’aujourd’hui (djihadisme islamiste), jeu sanglant, sinistre, paré de religion au lieu d’idéologie, abouchant la mystique à la géopolitique, d’assassins souriants et d’enfants perdus de sociétés atteintes d’une folie globale, aux crimes mondialisés (exploitation des vies, des éléments, des lendemains désenchantés). Ibáñez Serrador, auteur sous pseudonyme d’un scénario rédigé en quatre jours (urgence de la colère froide, de l’inspiration réfléchie), n’explique rien, abandonne au livre son pollen hypothétique, base son absence-évidence de sens sur l’inconfortable véracité du fait divers (les enfants se tuent même entre eux, pas seulement en Angleterre). Dans son film radicalement adulte (la caméra portée du début évoque la scène du marché marseillais de Nous ne vieillirons pas ensemble) abondent des moments mémorables, des instants de virtuosité discrète.


Ainsi la découverte du cadavre de l’épicière, jupe relevée sur ses jambes blanches, en travelling au ras du sol, dans les pas de Tom à l’arrière-plan, séparé par un étal ; le tabassage (hors-champ) d’un vieillard au moyen d’une canne par une gamine hilare puis son martyre collectif en parodie impie d’un jeu local, la faux, non plus le bâton, visant la dépouille suspendue la tête en bas, grâce à la « magie » du montage ; un père (survivant) et sa fille partant main dans la main dans la profondeur de champ vers le trépas du papa ; la profanation érotique du corps d’une Hollandaise (auparavant voix étrangère, incompréhensible, d’outre-tombe) dans une claire église esseulée par une meute de futurs masturbateurs que surprend un Tom hébété ; la prise de conscience de la grave et létale désobéissance de ses trois marmots par la femme d’un pêcheur au large, un court mouvement descendant venant la cadrer en contre-plongée, tandis qu’un attroupement de western en taille réduite se forme sur la colline en surplomb ; la fuite épuisante, éperdue, perdue d’avance, des deux adultes dans le labyrinthe du village, réfugiés dans un commissariat assiégé (Carpenter ?), la porte frappée au bélier improvisé d’un banc (beau travail sur le découpage de l’espace et sur l’impact du son, soulignant l’énergie noire de cette grande séquence hystérique, furieusement calme, achevée par le silence d’un enfant tué quasiment à bout portant, lui qui visait le crâne de la mère, encore trop malhabile pour armer le revolver, presser la détente).


Porté par une partition plaintive et sarcastique de Waldo de los Ríos (ricanements de garnements, lyrisme de carte postale et mélancolie latente), animé par un duo (venu du théâtre et de la TV) convaincant, attachant (NIS apprécia la jolie Britannique Prunella Ransome, regretta, à tort, le solide Australien Lewis Fiander, aux faux airs de Rutger Hauer, en substitut d’Anthony Perkins), Les Révoltés de l’an 2000 se garde bien de choisir un camp et cède à d’autres le manichéisme de point de vue et de réalisation (le récit accompagne Evelyn et Tom mais respecte la joie mauvaise et la douleur sincère – par exemple au cours de la fusillade – des enfants), s’avérant in fine une vertigineuse incarnation éthique de la violence généralisée, à travers les âges, de ses mécanismes et de ses formes spécifiques en « milieu fermé » (cf. Les Chiens de paille), à défaut d’identifier sa matrice précise, énigme existentielle en démenti cinglant de toutes les joliesses dont les belles âmes (victoriennes, puritaines, spécialisées dans les impostures de l’expertise psychologique ou psychiatrique) affublent généralement l’enfance (on lira en éprouvants antidotes transalpins Les Enfants du massacre de Giorgio Scerbanenco et Où sont les enfants ? de Simona Vinci). Les pleureuses (corses ou pas) regretteront la bifurcation de notre réalisateur vers la petite lucarne – il suffit parfois d’un film ou deux pour atteindre d’incontestables hauteurs hantées. Avec La Résidence et Les Révoltés de l’an 2000, Narciso Ibáñez Serrador laissa dans le cinéma espagnol une empreinte féconde, initia un fantastique du réel et de la parabole (profane) influençant la vague nouvelle du siècle suivant, peuplée de mères en détresse, de prisons psychiques et d’un « passé qui ne passe pas ». Il faut par conséquent (parent ou non) redécouvrir (écrire sur), longuement et avec un frisson de terreur reconnaissante, ce diptyque admirable, sidérant et endeuillé, dépourvu de la moindre trace d’espérance car rayonnant de l’éclat cruel de la vérité, capturé par les puissances d’un art (funéraire) tourné vers la mort afin de mieux célébrer (au prix du pire contre-exemple) la beauté sauvage et la tendresse nécessaire de la vie.



Commentaires

  1. Je me souviens encore de ce film, film d'anticipation série B comme il n'en existe plus mais surtout pour les acteurs et actrices de ses films-ci (beaucoup dans les années 80)et qui me fais penser au roi de la série B Roger Corman, mais je me joint à toi pour un hommage à Lewis Fiander qui avait l'impression de joué dans des blockbuster ainsi que autres acteurs et actrices de série B qui ont disparu dans l'anonymat le plus complet.

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    1. Si seulement toutes les "séries B" pouvaient ressembler à cela... Guère fan de Corman, je l'admets volontiers, même si son Trip peut sembler assez pionnier. Oui, tout le monde finit un jour par disparaître, stars reconnues ou étoiles filantes, et nous rejoindrons à notre tour l'autre côté du miroir fantomatique.

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