Noé : Le Créateur
Suite à son visionnage sur le service Pluzz de France Télévisions, retour
sur le titre de Darren Aronofsky.
Naguère « engodée » (dirait
le poétique Frédéric Beigbeder) pour les besoins subliminaux du cacochyme Requiem
for a Dream, la peu rancunière (ou alors sujette à des tendances
suicidaires) Jennifer Connelly rempile sur le radeau (rameau) biblique du très
surfait Darren Aronofsky (Black Swan, cet ersatz oscarisé de Suspiria,
assaisonné à l’écœurante sauce maternelle de Carrie au bal du diable),
auteur, cependant, d’un attachant The Wrestler (il devait beaucoup,
presque tout, à Mickey Rourke, joliment flanqué de Marisa Tomei, oui). On
pardonnera (presque) toujours un grand nombre de choses à celle qui fit ses
classes avec Leone et Argento, qui grandit, comme tant d’autres, devant la
caméra, jusqu’à devenir aujourd’hui cette femme belle et intelligente, cette
actrice talentueuse et intense, à la filmographie largement inférieure à ses
capacités (diptyque toutefois assez abouti de Dark City et Pollock ;
l’indigne Dark Water de Salles bu jusqu’à la lie
seulement pour/grâce à elle). Mais rien ne nous oblige à la miséricorde envers
la bande dérisoire dans laquelle elle figure, presque au sens technique du
terme. Ceci coûta plus de cent millions de dollars,
en rapporta le triple, s’auto-précéda d’une BD belge, nécessita une post-production de quatorze mois (on se
demande bien pourquoi, au vu du résultat), fit à peine s’agiter les
« milieux autorisés » de tout bord et s’étire donc en VF, durant cent
trente minutes interminables, au final fichtrement minables, en effet. Le
réalisateur, Juif (américain) croyant et non pratiquant, selon ses propres
dires, réussit en quelque sorte un triple tour de force « diabolique »
: commettre, d’après une source fervente (au motif narratif transculturel,
précision utile), une œuvre dépourvue de toute spiritualité, un film estampillé épique
entièrement privé du moindre souffle lyrique, un pensum vaguement new age et créationniste.
« En vérité, je vous le dis »,
voici une fable hyperbolique à la morale infinitésimale – l’amour en salut,
sinon en rédemption – doublée d’un drame de chambre familial (arche en huis
clos incestueux) aux allures de spectacle paroissial exécuté par une MJC de
province (le Lars von Trier de Dogville dut apprécier, avec ou sans
les emplacements à la craie). Face à un tel esprit de sérieux, difficile pour
le spectateur, surtout athée (mea culpa,
mea maxima culpa) de garder le sien, contraint,
malgré sa bonne volonté, de constater le naufrage dès les premières secondes
animées, d’assister, impuissant et consterné, à la rencontre improbable et
redoutable entre Conan le Barbare (père liquidé fissa à l’ouverture) et Le
Seigneur des anneaux version Jackson (l’Islande remplace la
Nouvelle-Zélande). Dans ce brouet informe (clin d’œil au tohu-bohu de la
Genèse), au classicisme humble ou creux (choix de point de vue), certes plus
lisible et reposant, visuellement, que les épuisantes acrobaties psychotiques
du ballet mental de Natalie Portman, lesté de prétentions écologiques (« environnementalistes »,
préfèrent-ils dire aux États-Unis) et sociologiques (famille recomposée en
nouvelle matrice épurée de l’Humanité, Cham, fais ta malle), à l’abstraction
désincarnée (on peut adresser de nombreux reproches à la Bible, hors celui de
l’immatérialité, l’ensemble des deux Testaments baignant dans une constante
trivialité poétique, historique et sensuelle, y compris les visions
apocalyptiques de Jean), Ray Winstone, ressuscité de Scum, joue les Tulsa Doom
d’occasion et Anthony Hopkins les Mathusalem amateur de baies rouges, nos deux
ogres doux entourés par des « petits jeunes » aux petites gueules de
mannequins anachroniques (mention spéciale à Emma Watson, infertile et
pleurnicharde tête à claques potteresque), la distribution, dans son
intégralité, affichant un uniforme dermique livide, par souci d’œcuménisme
métaphorique et universaliste, acclimatation graphique du politiquement correct
à Hollywood (qui, notoirement, lava toujours « plus blanc que blanc »,
pour pasticher Coluche à propos d’Omo).
La nature profondément infantile de
l’entreprise (les Veilleurs, avatars lapidaires des « fils de Dieu »,
nous évoquent davantage les Transformers que le Golem) se dévoile (épiphanie
méta) au cours d’une scène de mise en abyme : au coin du feu, bien à
l’abri dans son monolithe flottant en bois, Noé conte à sa petite assemblée juvénile les
commencements du monde (puéril récit originel, autant navrant que dans Mission
to Mars). Ici, Aronofsky reprend le prologue de Fog (John Houseman au
milieu des « enfants de la nuit ») et paramètre la (faible) hauteur
de son « horizon d’attente » (l’âge du spectateur limité, disons, à
moins de douze ans, quasiment celui auquel il rédigea un poème remarqué sur la
colombe navigatrice) et l’idée qu’il se fait de la conscience religieuse du
public adulte (racontons-lui une belle histoire de chute et de sauvetage, un
mythe insipide en forme de clip promotionnel pour ILM, parfois projeté,
histoire d’en décupler l’effet, en 3D ou IMAX). Renvoyons charitablement les
cinéphiles épris de conflits moraux/métaphysiques vers Sous le soleil de Satan,
par exemple, ou d’eschatologie individuelle vers Le Sacrifice (pas le
meilleur Tarkovski, pourtant, ce vrai visionnaire alors un peu empêtré dans le
plan-séquence à rallonge et la parabole laïque à connotation bergmanienne). Une
similaire saveur de simulacre apparaît dans le traitement de la faune édénique,
le cinéaste se vantant du rendu numérique de son zoo entrevu, tandis que ce
dernier paraphe ingénument la défaite du réel « ontologique » (le
lion et l’homme au sein du même plan, théorisait André Bazin), son plongeon
mortel dans les eaux virtuelles d’un imaginaire pachydermique et ectoplasmique,
à la texture de (vilain) jeu vidéo.
Aussi peu préoccupé par les animaux « innocents »
que par la proverbiale nudité avinée de son héros (épisode expédié en catimini,
à l’instar de la filiale malédiction subséquente), Darren Aronofsky rechigne à
faire prononcer le nom de Dieu (tradition dogmatique sémite), se limite à un
Créateur (différent du réflexif Dupontel, quoique) pour ainsi dire objectif,
non partisan, rassembleur. Cela ne lui suffit pas : il injecte scolairement
dans son sauveur vegan, élu,
misanthrope et zoophile, une culpabilité contemporaine de survivant affligé de stress post-traumatique, découvrant in
extremis les vertus de la clémence et le bonheur d’être grand-père (par
procuration) à la vue des jumelles qu’il s’apprêtait à occire, en bras armé
néantisant l’espèce (l’enfer cendré de la violence et de la cupidité que
dépeint Noé rime hélas avec le ridicule pandémonium de Mother
of Tears – vade retro, caro
Dario – et non avec sa représentation ésotérique, drolatique, par Bosch). Outre
pareille relecture du sacrifice d’Abraham, il conviendra de chercher,
ironiquement, une signification (une imagerie) divine dans le chemin de croix
du christique catcheur de The Wrestler, accompagné par une strip-teaseuse
aux faux airs de Marie-Madeleine. La coda (comparez avec la publicité pour les
Témoins de Jéhovah de l’ultime plan arboricole du Prédictions d’Alex
Proyas), avec son arc-en-ciel LGBT (coup d’éclat coloré, sucré, dans la belle
grisaille de la direction de la photographie signée du fidèle Matthew
Libatique, au travail également remarquable sur Cowboys & Envahisseurs),
enfonce le clou (de l’absence de passion, majuscule ou non) d’une allégorie
anémique et indigente sur la natalité (pas la Nativité), la seconde chance, la
colère, le pardon et l’utopie (exit
le double élément fondamental de la présence vocale et familière de Dieu, de
son alliance avec les hommes, remodelé par le Décalogue et revisité par le
Spielberg des Aventuriers de l’arche perdue).
Pas sûr non plus qu’il faille savoir
gré au cinéaste de vouloir éviter le prosélytisme spectaculaire et
mélodramatique de Cecil B. DeMille, William Wyler et consorts (mis en
parallèle avec ce terne et languissant opus,
le statique et exsangue La Bible, 1966, de John Huston, Noé
gentillet à la place de Chaplin, semble un modèle de vitalité véloce), puisque
rien de consistant, à aucun niveau, ne vient le remplacer (quant à la fin de
l’humain, chacun marche avec empressement vers l’abîme et nul ne mérite,
surtout pas toi qui me lis, surtout pas moi qui écris, une quelconque
renaissance). Si « les voies du Seigneur » demeurent
« impénétrables », la moralité concoctée par le piètre trio
(Aronofsky et son alter ego Ari Handel + John Logan, non
crédité, scénariste éclectique de La Nuit des chauves-souris, Gladiator,
Le
Dernier Samouraï, Aviator, Sweeney Todd : Le Diabolique
Barbier de Fleet Street ou Skyfall) s’avère digne d’un cours de
catéchisme inoffensif et bien-pensant (double pléonasme), asséné à des
mécréants nourris au pop-corn, si soucieux
de « préserver la planète », si désireux de se réinventer, à peu de
frais (désolé, ça ne fonctionne pas comme ça, les gars), via un « baptême »
audiovisuel (geysers binaires en fontaines démultipliées de The
Fountain). En l’état (du monde et du cinéma), on devra se contenter du clair
sourire retrouvé, rasséréné, de Jennifer (elle pleure, elle pleure, l’épouse
supposée parfaite) dans les bras de son Noah (massif, monomaniaque et mélancolique
Russell Crowe, desservi par une caractérisation monotone, capable de
s’exclamer, à l’unisson d’une célèbre inscription judiciaire hexagonale,
lexicalement coupable : « Darren m’a tuer »), couple nucléaire
escorté par les accords pompiers, surlignés, de Clint Mansell débauchant le
Kronos Quartet, vite submergé, tant pis pour lui, par les flots impitoyables de
l’amnésie. « Après moi le déluge », indeed.
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