Schizophrenia : Confessions d’un barjo
Angst prévient le métrage en VO ; de
l’angoisse, de la peur, de « l’inquiétante étrangeté », on en
trouvera dans Schizophrenia, mais pas seulement et tant mieux. Suivez, si vous l’osez, le guide en
ligne d’une exhumation en forme de bifurcation…
Faut-il consulter si l’on sourit
constamment à la découverte d’un titre admiré de manière inconditionnelle et
obsessionnelle par Gaspar Noé ? Doit-on sérieusement s’inquiéter d’y lire
une comédie très noire sur la psyché autrichienne, pays de Hitler et de Haneke,
davantage qu’une étude subjective consacrée à un psychopathe avéré ? Qui
nous jettera la première pierre (en pellicule) si l’on songe à La
Ronde des prisonniers (tout premier plan de la prison survolée par un essaim de
corbeaux à la Poe), au Cabinet du docteur Caligari, à Orange
mécanique, à Fassbinder (celui de Roulette chinoise, surtout) ?
Le lecteur connaît désormais notre sensibilité plus ou moins « singulière »
(d’autres rient en notre compagnie à Psychose, Massacre à la
tronçonneuse, Salò ou les 120 Journées de Sodome ou
Irréversible)
et que peu nous importent les réputations, les « cultes », les
embaumements. Un film réussi ou raté parle toujours pour lui-même, de lui-même
(à son propos, à volonté) : il convient d’écouter précisément ce que nous
dit celui-ci, dans son silence éloquent (musique de Klaus Schulze presque aussi
enfantine et addictive que celle de Joe Hisaishi pour Sonatine), dans sa voix off littéraire (Jean-Louis Trintignant
en VF ?), dans sa virtuosité expressive et lyrique (la caméra de Zbigniew
Rybczyński, directeur de la photographie et futur « clipeur »,
s’apparente à un dédoublement hors de soi, à une projection mentale, à un
oiseau de proie). Schizophrenia séduit et envoûte, amuse et inquiète, inverse la
trame et le style de M le maudit, annonce J’irai
dormir chez vous (ah, le harnais autarcique), rappelle le théâtre des années
70 (happening sensoriel et grand-guignol
intellectualisé, ritualisé), mêle le temps réel à l’irréalité la plus consommée
(le protagoniste le dit explicitement, il lui paraît flotter entre des nuages),
fait s’aboucher le home invasion et le survival, redouble au carré le huis clos (la prison, la maison, la
voiture, la station-service), pratique la distanciation (commentaire en direct
des actes, démonstration de discours raisonné en contrepoint de l’insanité des
événements) par la parole et le mouvement (la grue s’élève et s’abaisse,
narratrice omnipotente, profane, à faire pâlir d’envie les acrobaties d’un
Dario Argento amateur d’Opéra).
Comme chez Robert Wiene, le monde se
déforme (via des miroirs hors-champ,
système ingénieux et coûteux) à la mesure du témoin assassin, nous donne à
voir, à physiquement ressentir, sa « phénoménologie de la perception ».
Grand petit film méta, Schizophrenia énonce avec un calme hystérie,
un sordide pince-sans-rire et une mobilité d’athlète que le réel n’existe pas,
encore moins au cinéma, que tout se résume à un point de vue, à une
appréhension mentale et cérébrale (le cerveau voit, pas l’œil) d’un
environnement déprimant, gris et humide, dans un marécage pulsionnel à ciel
ouvert (le freudisme de la fable, ironiquement scolaire, entend expliquer l’énigme
de la violence multiple par un complexe d’Œdipe « carabiné », presque
au sens littéral du terme, l’intrus anonyme, meurtrier puis nécrophile, passant
son temps vocal à ressasser son enfance blessée par les femmes, dont sa mère,
sa sœur et sa grand-mère). La logorrhée rassurante par ses explications
convenues (cela nous renvoie vers l’épilogue verbeux, exagérément
psychanalytique, de Psycho) abonde en piques drolatiques, l’acmé peut-être atteinte
avec cette réplique déçue après le meurtre cardiaque de la vieillarde veuve
propriétaire, étranglée sur un lit, en vain gavée de médicaments, macabrement
et risiblement maintenue droite contre une cloison par un fauteuil roulant
(celui de son fils adulte attardé, ou alors celui de Peter Sellers dans Docteur
Folamour) : « Je l’ai tuée trop vite ! » En effet, dommage,
elle ne pourra plus assister au petit spectacle concocté en esprit par le
criminel fraîchement libéré, tueur de petites vieilles à la Dostoïevski (Crime
et Châtiment, sous-titre alternatif de l’opus viennois), désirant terrifier ses victimes à venir par le
contemplation des atrocités commises for
your eyes only (Le Voyeur rejoint Manhunter, le film de Michael Mann,
avec ses cadavres aux yeux recouverts de miroirs, citant d’ailleurs un morceau
de la partition du membre de Tangerine Dream).
Narcissique et taiseux, solitaire et
suicidaire (la cellule carcérale, éclairée en clair-obscur religieux, offre un
refuge routinier, une bonne soupe et tout le temps nécessaire à échafauder
d’aimables monstruosités, à les réaliser ou pas, tel Patrick Bateman dans American
Psycho, frère de sang, littéralement, de cet Austrian Psycho), le jeune homme effectue sa sortie. Bien
sûr, rien ne se passe comme cogité, la mécanique du massacre s’enraye vite,
contrairement à la machinerie de la prise de vues, suprême et indomptable dans
sa majesté artisanale et brechtienne. On ne croit pas une seule seconde à Schizophrenia,
pourtant basé sur un fait divers (et d’hiver dans la diégèse, le froid du
dehors en réponse à celui du dedans, des âmes déjà mortes avant que de
succomber), utilisant cependant les écrits du « vampire de Düsseldorf »,
ce qui n’empêche nullement le plaisir pris au film, malgré l’échec des
intentions louables de Gerald Kargl (l’hyperréalisme génère souvent des
abstractions) et l’engagement corporel de chaque plan du brillant Erwin Leder
(aperçu dans la soute sous-marine du Bateau). Ne vous fiez pas aux
« traumatisant » ou « éprouvant » proférés depuis plus de
trente ans par les spécialistes (de quoi ? Du cinéma « de genre »,
du cinéma tout court ? Laissons la segmentation, le créneau, la niche
commerciale et la sensiblerie de cinéphile à ceux qui ne fréquentent jamais les
hôpitaux, les établissements pénitentiaires, les écoles aux sigles hypocrites, les
autoroutes à carambolages, les zones de guerre ou d’attentat, les foyers « dysfonctionnels »
où l’on abuse, où l’on viole, où l’on frappe et maltraite pour de bon, dans une
indifférence généralisée mille fois plus monstrueuse que tous les films dits d’horreur,
sans même évoquer la ruine imminente de nos corps et de nos esprits, qui nous
transformera tous en avatar de Seth Brundle dans La Mouche).
D’une vraie beauté plastique, rythmique,
d’une élégance civilisée, calligraphiée, jusque dans l’outrance gore (Kargl regrette aujourd’hui le
traitement over the top, dépourvu
d’une once de suggestion, du meurtre de la fille, son frère handicapé joliment
noyé dans le bleu solaire d’une baignoire, elle-même poignardée en orgasmes
successifs, graphiques, dans l’obscurité d’un souterrain sis sous un bassin,
tandis que le chien de la maison, un sympathique basset marron constamment dans
les pas de l’étrange et familier étranger, joue avec sa baballe à points
blancs). Que l’on se rassure : Schizophrenia ne sacrifie à aucun
moment à l’exercice de style provocant, voire cynique, à la leçon de morale
racoleuse, au film immersif privé de perspective, d’intelligence et de maturité
(cf. l’abrutissant The Revenant). Doté d’une durée idoine – soixante-quinze
minutes étalées sur une journée certes plus chargée que celles de Figaro ou
Ferris Bueller –, d’un argument d’une ligne développé avec audace, joie de
filmer (on imagine l’ambiance euphorique du tournage), courage de sonder la
nuit en plein jour, d’en faire autre chose, Dieu merci, qu’un procès-verbal,
qu’un faux documentaire, qu’une œuvre expérimentale vous prenant par la main ou
à la gorge (à la façon, disons, de La Modification), Schizophrenia,
rétif à la granulosité white trash de Henry, portrait d’un serial
killer (l’un des films les plus détestés par un certain Nanni Moretti, « véhicule »
un brin surfait pour le talent troublant de Michael Rooker), brûle comme la
glace, divertit comme un saccage délicieusement coupable, ouvertement théâtral
(la famille spéculaire, avec sa bave, son maquillage, ses positions de cirque,
mention spéciale à la fille accrochée à une poignée de porte, constitue une
troupe pirandellienne en quête d’un massacreur, un trio de pantins viscontiens
et petit-bourgeois, flanqué d’une Mercedes, natürlich, auxquels nul ne saurait
s’identifier).
Dans ce jeu de massacre peuplé de pin-up de province, d’un « vieux
beau » lisant le journal (manchettes WAR et PAX), d’une saucisse à la
moutarde deux fois croquée en très gros plan, du téléphone sonnant à blanc, dans le vide des secours invisibles, d’une course dans la forêt à la Blair
Witch, de gamins vêtus de cirés jaunes et de leurs marâtres revêches
(accident final provoqué par le cinglé de surcroît mauvais conducteur !),
de fantômes féminins à conjurer, à abolir dans une tuerie en milieu fermé
(geôle spirituelle de la folie), le spectateur accompagne son frère inhumain et
comprend sa maladresse (Norman Bates, bis),
son envie de trucider (une soif insatiable l’anime, à peine sorti, le voici sur
le point de recommencer, sans doute guère découragé par la perpétuité récoltée
en coda), partage son errance énergique, épuisante, épuisée, achevée, boucle
bouclée, à quelques pas de la « zonzon », sous l’œil sidéré du chœur
(policiers fouineurs compris) prolétaire, devant le contenu hors-champ du
coffre, ne manquant plus à l’appel que la taxi
driver aryenne assez chanceuse pour
échapper à un liminaire trépas refoulé au lacet. OVNI persistant dans la
production nationale, Schizophrenia ruina son réalisateur,
qui se refit une santé financière au moyen d’innombrables documentaires et publicités,
lui attira l’adulation libératrice d’un Jörg Buttgereit et mérite évidemment sa
redécouverte, en poème satirique osant cumuler les tabous (matricide,
eugénisme) avec une grâce (sinon une douceur d’exécution, oxymoron adéquat)
aérienne, d’entomologiste serein et de sale gosse anarchiste. Quelques années
après, William Friedkin suivra à son tour la route sanglante d’un bourreau à la
gueule d’ange, « garçon d’à côté » insoupçonnable à ne surtout pas fréquenter, dans
le dérangeant et poignant Le Sang du châtiment (le tueur
baigne dans l’hémoglobine ou se lave à l’évier, deux hygiènes esthétiques opposées, so).
Sans se hisser à ces hauteurs, ne
jouant pas dans la même cour (le cinéma, royaume obscur et lumineux de spectres
sauvages, endeuillés, qui devraient toujours nous apprendre à vivre et à
mourir), Schizophrenia représente une très agréable surprise et un bref
détour incontournable pour tous ceux qui veulent savoir comment raconter une
histoire intérieure avec artificialité (non superficialité) et vérité (sous
tous les masques et les grimaces, un mystère vertigineux, un élan vers le
néant, une identité fraternelle et obscène), comment transcender un pitch de série B (ou Z) en incantation
réflexive, en ode d’abattoir et le cinéma narratif, consensuel, policé,
inoffensif, commis par des zombies à destination de défunts reconnaissants, en
machine de guerre et d’amour (des images, des émotions, des sensations, des
interrogations) adulte, radicale, populaire et particulière (encore une fois,
le film déploie un parfum européen sans équivalent ni égal outre-Atlantique, et
ce damné du début des années 80 résonne avec Faust corrigé par Heidegger ou Thomas
Bernhard). Le voyage infernal se conclut comme il commençait : par un panorama urbain au son lancinant d’une
goutte d’eau extra-diégétique – le supplice peut se dérouler à nouveau, désaxé
(plongées de vidéo-surveillance ou contre-plongées à la mode Żuławski), opératique, intègre et
généreux.
Commentaires
Enregistrer un commentaire