Love : L’Ennui
Et le désamour se poursuit, dommage, tant pis…
On voulait découvrir Love,
sinon l’aimer, malgré le vide, astral et fœtal, de Enter the Void, en
souvenir du virtuose, violent, drolatique et tendre Irréversible (ici
permutation de Bellucci, Nikita au lieu de Monica). En se prenant pour
Bertolucci (nocif Innocents), en délivrant (en 3D), disons, sa dernière Gymnopédie à Paris (exit Gato Barbieri, Satie à satiété, « classieuse »
puis paresseuse), Noé accouche (à Cannes, dans l’indifférence ou l’hostilité
générales) d’un long métrage interminable, autarcique, publicitaire,
franchouillard, infantile. Bien loin du foin autour de son classement (Fleur
Pellerin, éphémère et inculte salariée du Ministère de la Culture, s’émoustilla,
s’offusqua), voici une bluette outrageusement simpliste et sentimentale à
réserver aux moins de dix-huit ans, à ceux que passionne la dialectique
manichéenne sexe et sentiments, digne d’un cours de philosophie en classe de
terminale générale, et encore. Avec son (faux) trio de mannequins amateurs, désincarnés,
tellement propres sur eux en toute circonstance (pas une once de sueur sur les
peaux blanches, pas un poil ne dépasse du triangle pubien), nantis de dialogues
risibles aux prétentions existentielles, Love échoue sur tous les tableaux,
lui qui se voudrait pictural, mental, lyrique et poétique (vers de Robert Frost
à la rescousse). L’amour (aspiration survalorisée) s’y réduit à un catalogue
éculé de comportements d’adolescents et nul doute que le personnage d’Electra
(symbolisme psychanalytique scolaire), disponible, souriante, hystérique,
pleurnicharde, suicidaire (met-elle fin à ses jours au terme du parcours, THE
END enchaîné à l’ultime réplique, placardé en gros, à la Godard et en rime avec le carton expliquant la « loi
de Murphy », sur l’écran réduit ? On l’ignore et l’on s’en
contrefout, à vrai dire), dut beaucoup plaire à Besson.
La sexualité (phénomène surévalué) se
limite à une chorégraphie stérile, stérilisée, esthétisante et morcelée (a contrario
du « temps réel » du gonzo
numérique), saisie en deux axes paupérisés (dépenser autant de fric, notamment
en effets numériques, pour offrir ça, crime audiovisuel de nouveau riche, de
parvenu se rêvant visionnaire, trop épris, on va finir par le savoir, du 2001,
l’Odyssée de l’espace de Kubrick tout sauf lubrique), le premier à
quatre-vingt-dix degrés, le second à cent quatre-vingts (plongée d’aplomb,
donc), manière de « décaler » la peinture (Manet plutôt que Courbet, Olympia
et non L’Origine du monde) ou d’épingler les silhouettes d’éphèbes,
leurs talking heads (car on parle sans arrêt, alité ou debout, au parc ou au
cimetière, dans ce revival des avérés
travers de la vague dite nouvelle, en partie cinéma de chambre, de lit, de
touche-pipi, de marivaudage oisif et jeuniste), comme sous le verre d’une
collection de papillons estudiantins (espèce problématique de spécimens
humains, presque à l’égal des politiciens, révolutionnaires bourgeois de Mai 68
vite recasés ou « petits branleurs » végétant à l’abri parmi l’amiante,
mais plus faciles et glamours à
traiter que des ouvriers, des chômeurs, des vieux esseulés, des patients en
soins palliatifs, on présume). Gaspar le lascar coloré, « fleur
bleue », se permet une mise en abyme à la Hitchcock, affublé d’une
hilarante perruque poivre et sel en galeriste bilingue et ex de l’apprentie peintre à lunettes, tandis qu’il octroie
généreusement des caméos à son producteur (Vincent Maraval en flic
compatissant, VRP de l’échangisme) et à son directeur de la photographie (Benoît
Debie en chaman du seizième arrondissement, semblant sorti de Blueberry, l’expérience secrète). Que d’autres se chargent, si cela
leur chante, de relever les affiches méta, la dimension réflexive et
narcissique de l’objet mignon (clins d’œil des déclarations, des prénoms, des
patronymes, de l’anagramme transparente), d’écouter en boucle une bande-son
confondue avec une playlist comme
concoctée par Béatrice Ardisson au temps béni des Bains Douches (Assaut
de Carpenter martelé sur les ébats d’automates des swingers, aréopage obscurci du « porno » national – what the fuck, indeed ?).
Le protagoniste américain anémique,
pendu au cellulaire, ressassant sa nostalgie, sa haine de soi, sa misogynie
intérieure et paternelle, peut bien éjaculer par deux fois (dont une faciale,
pour ainsi dire, par procuration sur le visage du spectateur, mauvaise blague
de sale gosse faisant joujou avec la technique et le Scope), déclarer à sa chérie vouloir
réaliser des films remplis de « sang, de sperme et de sueur » (nous
voulons quant à nous en voir davantage, nous l’écrivons depuis plus de deux
ans), rien de réel, de ressenti, de douloureux, d’extatique n’exsude durant ce
voyage immobile à base d’opium (le
Leone de Il était une fois en Amérique doit en rire encore). Avec son
scénario de sept pages, avec ses deux heures dix en paraissant trois, Love
récolta les louanges d’un John Waters (qui se ressemble…), sombra ensuite dans
l’oubli médiatique, l’insignifiant soufflé retombé-maté par sa propre
inconsistance. « You don’t know what love is » sermonne (en reprise
involontaire de Joe Cocker accompagnant le strip
de Kim dans 9 semaines ½, resucée glacée, de réclame pour glaçons, du
beurre sodomite de Brando) la belle de magazine, de boîte de nuit
(stroboscopique, of course) et de party (pas celle de Blake Edwards, hélas) évanouie, disparue à la
Antonioni (L’avventura), à son grand enfant queutard et bagarreur, macérant
dans sa baignoire éclairée comme une chambre noire de photographe, avatar de
Marat chialant en duo avec sa blonde progéniture, finalement réuni à sa tragédienne camée de télé-réalité par la grâce
convenue d’un arrêt sur image pour l’éternité citationniste (il n’y lit pas un
essai sur Lang, contrairement à la BB en Italie du Mépris : sait-il
seulement lire ?).
On peut certes reprocher pas mal de
choses à la pornographie « traditionnelle » (notoirement pingre,
« prolétaire ») – il ne suffit pas de filmer des actes sexuels « explicites »
pour œuvrer dans le X, leçon déjà donnée par Baise-moi (Virginie
Despentes + Coralie Trinh Thi saluées au générique) seize ans plus tôt, dans un
contexte plus houleux – mais pas la volonté d’ennuyer le « cochon »
de consommateur/voyeur (elle ennuie pourtant, souvent, différemment) et l’on
doit lui reconnaître une capacité à susciter de (rarissimes, so what ?)
troublants instants de beauté, de complicité, d’érection et d’émotion,
quasiment obscènes, par inversion, par surprise, à l’intérieur d’une
imagerie/industrie mécanique, mercantile et médiocre. Love ne parvient jamais à
cela, il anesthésie (cocaïne, ecstasy,
opium, fais ton choix, client ou
cinéphile) dès l’ouverture, dès l’appartement eugéniste du couple mal assorti,
passé le prologue masturbateur en memento
mori (gisants se branlant
mutuellement) d’opérette, en métonymie de la mort d’un amour et de
l’impuissance (sexuelle, mémorielle) à en « faire le deuil » le
premier jour de la « merdique » nouvelle année, deux ans après la
rupture causée par une fécondation impromptue (ah, ces préservatifs privés de
résistance). De l’amourette défunte, il demeure des photographies en
stéréoscopie, l’une prise sous drapeau hexagonal, conservées dans le sarcophage
domestique d’une VHS (visite touristique au tristounet sex shop), un adultère rapide
avec capote dans une salle de bains toute verte à la Vertigo (baignoire, bis), une engueulade dans un taxi
(« Calmez-vous », implore le chauffeur à contre-jour), une tentative
ratée de « plan à trois » avec un « trans » (géométrie de
l’accouplement, en miroir du trio homo-hétéro vécu tel un fantasme advenu).
De Love, il ne subsiste rien
(à sauver, à chérir), à peine l’écho inutilement étiré d’une jolie scène d’amour
sexuel dans Irréversible, où le couple alors « à la ville » de
Monica Bellucci et Vincent Cassel se chuchotait à l’oreille de charmantes
grossièretés (« J’ai envie de t’enculer », présage respectueux de
l’agression terrible et « utérine » à venir, précédemment effectuée, commise
dans un passage souterrain aussi rouge, itératif et désert que l’enfer) en
guise de romantisme pour notre temps (cynique, altruiste, inquiet, terroriste),
de mots d’amour salaces, in fine inoffensifs (Alex s’amusait, se moquait
gentiment, ne s’en laissait pas conter, même à l’envers, femme
détruite-renaissante), écrits ou improvisés dans une sorte de documentaire
intime fictif convoquant les puissances temporelles et expressives du cinéma
pour revenir en arrière, accorder une seconde chance au drame des amants (Love
procède par la résurrection attristée du passé, similaire et opposée direction
d’un film qui ne va plus à rebours, certainement pas en avant, qui ne va nulle
part, en vérité, pris dans une stase pouvant être pertinente si elle parvient à
exprimer une solitude et un désarroi ontologiques, à la fois très personnels et
collectifs, voire sociétaux, à l’instar de Un homme qui dort, 1974, de Georges
Perec & Bernard Queysanne, autre huis clos dépressif en voix off, littéraire et féminine, cette fois).
Gaspar Noé, homme drôle et discret, aux propos et aux admirations
majoritairement justes, à la voix douce et au regard talentueux, mérite notre
sincère reconnaissance pour cette réussite. Qu’il reçoive dès lors amicalement
(ou pas) les reproches de cet article, bien plus déçu qu’en colère. « La
vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde », « L’amour est à
réinventer, on le sait » affirmait Rimbaud dans Une saison en enfer (Vierge folle) ; l’univers et l’amour (« physique
et sans issue » chantait Gainsbourg) restent à filmer, indubitablement.
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