The End : The Green Inferno
Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai
per una selva oscura,
ché la diritta via era smarrita.
Ahi quanto a dir qual era è cosa dura
esta selva selvaggia e aspra e forte
che nel pensier rinova la paura!
Tant’è amara che poco è più morte;
ma per trattar del ben ch’i’ vi trovai,
dirò de l’altre cose ch’i’ v’ ho scorte.
Io non so ben ridir com’i’ v’intrai,
tant’era pien di sonno a quel punto
che la verace via abbandonai.
Dante,
Divina
Commedia, Inferno, Canto I
Qui va à la chasse perd sa place, en effet, s’exclut de la société, exil
paraphé d’une balle dans la tête, probablement…
Anonyme et incrédule
(« Putain ! C’est pas possible ! »), un chasseur perd son
chien puis se perd lui-même dans une vaste forêt ensoleillée. Il va rencontrer
un jeune homme ne supportant pas le tutoiement et se vantant d’avoir poignardé une
vache entre amis, ainsi qu’une jeune femme nue, catatonique et mutique, avant
de croiser le chemin de randonneurs (Xavier Beauvois en caméo) le ramenant à sa
voiture. Chez lui, à table (lentilles et saucisse noires au menu du soir),
l’inconnue lui plante un couteau en plein cou et s’en va dans la nuit, sur la
route vue à l’ouverture. Fin de l’histoire et du film ? Pas exactement,
pas encore. L’épilogue reprend le prologue, l’homme s’éveillant à nouveau. Il
n’appelle plus son compagnon canin, il petit-déjeune seul et dans l’immensité
végétale retrouvée, il semble vaincu, arrivé au bout, vraisemblablement à bout.
L’ultime plan de son arme à terre précède une détonation sur un écran noir.
Avec ce titre court – soixante-dix-sept minutes, la durée de Baise-moi
–, Guillaume Nicloux illustre un double rêve, le sien et celui de son
protagoniste. Il livre un survival
mental et sensoriel (joli travail sur le son, notamment lors d’une présence
animale indiscernable en bordure de feu), une errance solaire et suicidaire,
discrètement drolatique (cf. l’inabouti L’Enlèvement de Michel Houellebecq),
doucement inquiétante, parfois étonnamment poignante (lyrisme retenu d’un thème
composé par le grand Éric Demarsan, fidèle du cinéaste dans le sillage de
Melville).
Un spectateur rationnel interprétera
tout cela comme un songe funeste, un avant-goût de la fin définitive homonyme,
la réalité de la « vraie vie » (et donc ici du récit) encore plus
horrible et insupportable que le pire des cauchemars. Un autre, religieux, voire
athée, penchera davantage vers une lecture infernale, l’assassin sympathique,
avec sa bouteille de Schweppes, son paquet de biscuits La Mère Poulard et de
cigarettes Gitanes (placement de produit même dans la nature), condamné à
marcher jusqu’à l’épuisement dans un pandémonium vide et répétitif, à revenir
au même point dans une boucle spatio-temporelle (la montre fonctionne toujours,
contrairement au cellulaire), avant que deux anges gardiens motorisés ne le
ramènent à la maison, flanqué d’une dulcinée traumatisée, triviale (« Y a
pas la place pour deux bites »), au visage iconique de sainte et de folle
(Audrey Bonnet vient du Français), non pour y connaître le salut, mais pour y
reprendre le cercle en boucle de sa malédiction, peut-être enclenchée par son
dernier geste tabou. Si Cette femme-là accompagnait une
madone déchue (Josiane Balasko, flic perdue dans d’intimes ténèbres), si Valley
of Love tentait de filmer un mystère, l’hypothétique résurrection d’un
fils pour ses parents réunis, The End, autre conte fantomatique et
concret, profane et hanté, enferme son héros divorcé, abandonné à lui-même,
dans une prison verte (exit la
grisaille de la campagne hexagonale ou le désert brun US suffocant, aveuglant),
substitue un grouillement de scorpions et de scarabées à la pluie de grenouilles
bibliques de Paul Thomas Anderson (Magnolia).
La « certaine étrangeté »
du réalisateur outsider, louée par
l’acteur de ses deux films dans Innocent, qui affleurait déjà au cours du diptyque précité (particulièrement durant une séquence féminine très
lynchienne du second volet), imprègne chaque plan géométrique, pictural,
travaillant cette fois-ci la verticalité (des arbres) après l’horizontalité
américaine (anxiogène pour d’autres raisons). Tandis que Sylvie Pialat s’essaie
à l’e-cinema, Nicloux évite l’écueil
de l’auteurisme à la Van Sant (l’épuisant existentialisme gay de Gerry) car il porte une attention extrême à l’environnement, ne
le dépouille jamais de sa présence opaque, massive, énigmatique avant que
d’être psychique ou symbolique. Ce film très pensé, pensif, se caractérise en
outre par son immanence, le poids du monde, son indifférence absurde et son
rythme antique, hors du temps humain. Il respire, il épouse le vaste frémissement
d’un océan vert aux frontières de l’eschatologie, d’un éden premier, intact,
après ou avant les hommes. Au centre du songe, de la parabole, Gérard Depardieu
monologue, boit, mange, gueule, souffre (« Si j’avais pas autant mal aux
genoux, je croirais que je suis mort »), insulte, s’excuse, se fait voler
son fusil, embrasse, lave la femme et déploie envers elle une vraie prévenance,
une touchante tendresse. La grâce de cet ogre fragile ne suffira pas,
cependant, à rompre le charme létal de son infinie solitude, qu’il regagnera,
taciturne, au terme de l’histoire.
On peut certes lire The End en portrait
allégorique de l’acteur, sorte de créature naturelle, instinctive, tellurique,
égarée dans le fonctionnariat du cinéma français, isolé dans la bien-pensance
généralisée d’un pays apeuré, pétrifié, macérant dans son ressassement (à
chacun son châtiment). Ses répliques à valeur autobiographique inciteraient à
percevoir sa composition de la sorte, mais Depardieu, sans cesser d’être
Depardieu, démontre surtout, hypnotiquement, la sidérante intensité de son jeu,
de son « être-là », pour parler tel Heidegger. Il amuse et intrigue
en solo, il subjugue ou émeut en duo. Ses échanges (contribution aux dialogues
remerciée par le générique de fin) avec Swann Arlaud captivent par leur
dimension menaçante et spéculaire, par la tension qu’il parvient à injecter
dans un jeu curieux de questions et de réponses, que Nicloux filme en
champs-contrechamps « désaxés » à la durée millimétrée. Se demander
si le film tiendrait debout, littéralement, porté par un comédien différent,
relève de la casuistique cinéphilique, tant aucun nom à l’exception du sien ne
vient à l’esprit afin d’incarner, de donner chair et voix, à cette âme en peine
déroutée dans son insondable déréliction. Et la plus grande générosité de ce
roi déchu, amoindri, fatigué, tient à ce qu’il n’étouffe pas ses partenaires,
les laisse s’exprimer avec des mots ou un silence à égalité d’implication, de
captation de l’instant présent.
Le jeune homme et la jeune femme,
projections psychogéniques, avatars rajeunis du héros, cristallisation de ses pires
penchants (faire souffrir pour le plaisir), de ses meilleurs (protéger de
manière désintéressée celle qu’il croit victime d’un viol collectif, fantasme
inassouvi, qui sait, lié à un souvenir d’adolescence abondamment commenté
naguère), ne s’attardent pas, reprennent leur pas d’automates, d’émissaires du
malheur. Quittant la forêt qu’il ne reconnaît plus, le chasseur regagne un
foyer inanimé (belle collection d’assiettes consacrées aux Indiens et aux
loups), incite à se nourrir sa meurtrière inattendue, retourne dans les bois en finir une bonne fois avec cette vie valant à peine d’être vécue. Sa
chute hors-champ, lourde comme celle d’un tronc, rime avec la sonnerie
liminaire du réveil. The End, lent métrage humble
et décanté, limpide et ouvert aux exégèses, constitue à sa façon précise,
évocatrice, austère et ironique (nulle proie, sinon soi) un requiem en autarcie, immersif et
réflexif, d’une réelle beauté plastique et musicale (au sens élargi du
vocable). Certains refuseront de pénétrer dans cette forêt fatale, y trouveront
le temps long et l’argument minime, mais l’on recommande aux curieux, à ceux
qui croient que le cinéma ne se résume pas à une narration figurative et logique, d’oser l’expérience d’une fable janséniste et sensuelle sur
l’éternel retour de la catastrophe, sur la seconde chance impossible, sur la
prophétie des images intérieures, leur poésie funèbre et leur abstraite matérialité.
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