Vampyros Lesbos : Turkish Délices


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Jess Franco.


Ni génial (zélateurs indulgents) ni minable (contempteurs hautains), ni John Cassavetes (autre cinéaste-jazzman) ni Ed Wood (misère vestimentaire), toujours sincère dans sa praxis de prolétaire, voire de stakhanoviste, d’émigré cosmopolite volontairement égaré au pays des songes, spécialement ceux du « septième art » (laissons les expressions « bis », « de genre » ou « série Z » à leurs usagers intéressés, sarcastiques), Jess Franco relit plutôt Sheridan Le Fanu (increvable Carmilla) que Bram Stoker (malgré les patronymes, les professions, les personnages, les situations), signe à la fois un film de vacances et une œuvre vacante, un documentaire d’époque aujourd’hui surprenant (la mosquée aux formes sensuelles voisine avec les Européennes sans voile en robe courte) et une fable féministe, solaire puis désenchantée, sur une décennie promise à vite succomber aux « créatures de la nuit » économique, terroriste, cynique (le second Franco, vrai vampire, sévissait encore en Espagne). Malgré l’épilogue masculin supposé rassurant, le film donne à percevoir, à ressentir physiquement, l’histoire en cauchemar, le cinéma en rêve éveillé, dans une dérive structurée (la diégèse persiste), une errance réfléchie (composition des cadres, précision des zooms). Assistant de Welles et admirateur de Godard, Franco réalise au montage (joli leitmotiv du cerf-volant) et s’intéresse au détail vivant à l’intérieur du plan (l’intensité itérative du regard hypnotisé de Linda durant l’inaugurale chorégraphie de Nadine, par exemple).

On pénètre dans Vampyros Lesbos, cette exploration du désir du « deuxième sexe » presque entièrement dépourvue d’étreintes hétéros (donc de pénétration du pénis), comme dans un fantasme ensoleillé, une carte postale exotique et gentiment lubrique avant que l’obscurité (Evil Under the Sun, dirait Agatha Christie ou le René Clément de Plein soleil) ne gagne du terrain et du territoire (démoniaque chevelure noire de la vampiresse opposée, logiquement, culturellement, religieusement, à la blondeur angélique de sa victime consentante). Les deux femmes se mirent (s’admirent) l’une à l’autre, partagent le même rêve orgasmique et la même position allongée, l’une se confiant à son psychiatre distrait (dessins enfantins du bloc-notes), l’autre à son serviteur colossal (Nadine évoque auprès du minéral et mutique Morpho son passé tourmenté). Ici, les hommes font de la figuration (impuissant Omar), de la dissimulation (l’expert en vampirisme, charlatan épris d’une inaccessible part obscure) ou représentent un réel danger (le réalisateur incarne un assassin multiple et compulsif tué à la scie par sa ligotée dominatrice aux faux airs aryens : fascination sudiste illustrée aussi par Pain et Chocolat). Les femmes entre elles se rejoignent (appel mental et traversée des eaux) ou se quittent (grâce d’une surimpression lorsque Nadine s’en vient faire ses adieux à l’hystérique Agra, avatar masturbatoire de Renfield, un sex toy d’enfant à la place des mouches nourrissantes). Sur l’île des blessées ou des « folles », elles exécutent à l’unisson, jusqu’à la séparation, une danse de mort spéculaire et curieusement émouvante, innocente, à mille lieues de l’athlétisme autistique du X (Franco pratiqua et détesta), y compris de la littéralité complice du créneau saphique (Nica Noelle apprécie encore plus le plan-séquence, vise le réalisme de la durée, non sa saveur imaginaire).


Le puritanisme victorien (pléonasme à nuancer), machiste, xénophobe, de la romanesque lutte manichéenne devient un enjeu identitaire davantage que moral, et si Linda crève l’œil de Nadine, refuse de la secourir au moyen de son propre sang, elle le fait pour conserver sa raison, sa personnalité, sa normalité (et son « orientation sexuelle »), certainement pas pour renverser l’emprise révolutionnaire des « forces occultes » (de la libido, de l’altérité, de l’affranchissement), bien que le final se réclame d’un retour (provisoire, insoumis au souvenir) à l’ordre établi, assorti d’un départ en bateau (motif récurrent du navire au crépuscule, hommage hédoniste à Murnau). Linda n’oubliera pas son escapade lesbienne et existentielle, surtout revenue du côté lumineux de la vie, probablement rendue à la rigueur juridique de son boulot d’avocate (remember Harker le clerc de notaire). Solitaire déracinée flanquée d’un mannequin humain dénudé, Olympia de Hoffmann recouverte, par la magie d’une coupe, de sous-vêtements permutés, Nadine, naguère vierge vengée d’un viol par un comte illustre et sentimental, cherche à épouser son reflet tout sauf orthodoxe dans le grand miroir d’une scène de cabaret au public poli et ravi, son narcissisme abouché, littéralement, à ses tendances suicidaires. Au réveil et en coda, il ne restera de cette Sappho d’opérette qu’une longue écharpe rouge en preuve d’une allégorie, en témoignage soyeux d’une passion-mutilation (le tissu auparavant déployé dans une piscine prophétique). Ainsi Vampyros Lesbos ennuie et séduit, amuse et abuse (de notre patience), engourdit et stimule (l’analyse du lendemain).

La femme aux deux visages de Jess Franco, lui-même dispersé dans un innombrable mausolée de bandes, de versions, de remontages, de tournages adjacents, de pseudonymes musicaux, porte celui d’Ewa Strömberg, sculpturale Suédoise aux yeux bleus, à la peau blanche, à la sombre toison, et celui de Soledad Miranda (vocalement doublée par Beate Hasenau), fine muse hispanique et taciturne par ailleurs membre en mode Camus du sinistre « club des 27 ». Sans elles, sans le moment de leur rencontre différée, fatale et affreusement tendre, le film ne respirerait pas, vivrait à peine, malgré la candeur et l’aisance du réalisateur, son amour du cinéma et de ce qu’il permet de montrer, de suggérer, d’envisager en images en dehors des sentiers rebattus de la narration dite classique, psychologisante, signifiante. Franco, on le sait, ne s’intéressait guère aux métrages étiquetés engagés, à thèse, préférant les arabesques formelles et sensorielles offertes par la plasticité de la veine (souriez) classée populaire. Il délivre pourtant, « à son corps défendant », via cette célébration amoureuse et mélancolique de celui de ses actrices, une parabole profane (inutile de recourir à un crucifix, à un baptême d’eau bénite) et (assez) poétique sur les années 70, leur imagerie, leur mentalité, leur élan et leur finitude. La mort aveuglée de Nadine nous émeut au-delà de ses harmonies dans la « vraie vie » (décès prématuré de l’interprète) car elle peut se lire en métaphore – le fantastique s’enracine dans le matériau premier, originel, du corps pour mieux susciter les lectures, les transpositions de l’esprit – d’un échec collectif, d’une promesse non tenue, entre les héroïnes, entre les hommes et les femmes de ce temps (en Occident, aux portes de l’Asie).


Certains préféreront se boucher les oreilles à l’electro teuton envahissant de la bande-son, pudiquement détourner les pupilles vers le hammeresque The Vampire Lovers (capiteuse Ingrid Pitt) ou l’ouverture évocatrice du contemporain Venin de la peur injecté par Lucio Fulci, étudiée par nos soins, qui retravaille admirablement l’argument et le condense puissamment dans un espace-temps méta ; d’autres bailleront et ricaneront devant l’ensemble, le jeu général, le naïf symbolisme notamment animalier (ah, ce scorpion wellesien en prélude à Peckinpah, oh, ces filets ou ce châle emprisonnant deux femmes). Vampyros Lesbos, à son humble mesure, avec sa villa héritée, sa baignade nudiste ensablée, ses escaliers utérins, son cadavre spectaculaire confondu en attraction gore de happening scandaleux, avec des séductions défaillantes déjà présentes dans les adaptations inabouties de Sade (Eugénie & Justine), le fidèlement infidèle Les Nuits de Dracula ou Les Prédateurs de la nuit (Les Yeux sans visage revu par René Chateau), vaut bien son séjour radieux et attristé de quatre-vingt-cinq minutes, sa balade languissante, un brin anémiée, sur le fleuve étal et létal de la « sexualité spéciale », ironique/risible sous-titre hexagonal. À défaut de procurer un ravissement éternel, d’acquérir dans la mémoire du spectateur cinéphile une immortalité vampirique, l’opus envoûte en mineur à l’instar du vin très carmin offert par Nadine à Linda, provoquant son mal de tête et d’âme, attisant son feu charnel (la soif du sang de l’hôtesse répondra au breuvage). Franco for ever ? Sans doute pas, mais un univers singulier (fausse ressemblance avec Rollin) à défricher à l’occasion, au hasard des diffusions, dans l’espoir légitime d’y découvrir quelques éclats (sympathiques, imparfaits) à l’égal de celui-là.    

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