La Gueule ouverte : Mia madre


Le mot « Maman » ne résonne pas là (Emmanuel Carrère confiait sa semblable impossibilité à le prononcer). Et pourtant…


Film de l’impuissance (existentielle, sexuelle), de l’immobilité (malgré le travelling avant vers le cortège devant l’église ou sa rime arrière lors du final en voiture), de la stase et des métastases, La Gueule ouverte débute par le plan fixe d’un couloir d’hôpital, où Philippe Léotard (somnambulique) attend sa mère atteinte d’un cancer en train de passer un examen/traitement (la machinerie médicale, dans son automatisme sépulcral, évoque l’ouverture du Petit Prince a dit ou une scène similaire de L’Exorciste). Femme déjà couchée, ne tenant plus debout qu’avec une canne, et encore, Monique (Mélinand, comédienne éclectique et impressionnante dans un rôle purement physique, à des années-lumière des risibles performances des acteurs US singeant les malades ou les handicapés) partage avec lui un repas foutrement frugal (yaourt péniblement avalé pour elle, raisin vert pour lui, la coupe de fruits en nature doublement morte, disons, composition du cadre picturale, sidérante d’évidence), ressuscite un peu le passé (mari infidèle) puis écoute sans l’écouter un extrait à deux du Così fan tutte de Mozart, unique occurrence musicale en commentaire ironique non plus sur l’infidélité « coutumière » des femmes (cf. l’allègre adaptation par Tinto Brass) mais sur leur comportement itératif, Nathalie (Baye, gracile et faussement fragile) dans les pas de sa belle-mère, éprise d’un pantin adultère (il vivote et s’apprête à bosser à la TV). Enfermés dans la mort à l’œuvre du plan-séquence, la mère et le fils se figent, statues de chair bientôt gisants en Auvergne (Philippe héberge Monique à Paris).



Dès le départ, Pialat mêle acteurs et « non professionnels » (Christine Pascal et William Friedkin firent idem), dès l’apparition du personnage, il donne à entrevoir une discrète ecchymose sur le haut de sa joue, probable marque d’une chute qu’elle refera à la fin du déjeuner, rattrapée in extremis par son fils secoué (Léotard ne s’entendit guère avec Maurice, qui voulait Depardieu, qui lui imposa, paraît-il, l’exhumation du vrai cadavre maternel !). Hospitalisée, Monique se moque gentiment de la patiente d’en face, petite vieille « fatiguée » par l’engueulade (la seule d’un métrage volontairement dépourvu de la grâce et de la colère présentes dans L’amour existe, L’Enfance nue et Nous ne vieillirons pas ensemble) de son mari et de son fils. Elle sourit, elle espère sortir vite, elle quittera l’établissement assez rapidement, renvoyée chez elle, dans sa volcanique région, par un toubib formulant de manière lapidaire l’inutilité de la garder, de la soigner (Léotard se montrera dubitatif vis-à-vis des piqûres quotidiennes domestiques, autant qu’avec les recommandations de guérisseurs). Pendant ce temps, le fils trompe sa femme avec une fille de hasard, blonde bardotesque refusant l’argent proposé après une éjaculation précoce dans le pantalon ; elle se déshabille reflétée de dos dans une psyché, elle rince son sexe dans un bidet, elle se rhabille en lui laissant son prénom (Corinne) et son numéro de téléphone parisien (indicatif à quatre chiffres, plus tard t-shirt à quinze francs et morceau de satinette à cinq, la pellicule documentant une France révolue, sur le point de périr, emportée par la crise des années 70 et la redéfinition de sa population, en témoigne le mariage « asiatique » irritant le raciste Roger, Hubert Deschamps, en père, dans le rôle d’une carrière).


Si Nous ne vieillirons pas ensemble affichait encore une sensualité solaire (celle de Marlène Jobert), assombrie par la jalousie de Jean Yanne (scène terrible, renversement du film, quand il pénètre de sa main son intimité à la recherche d’une gluante trahison), nul érotisme ici, seulement des corps féminins nus, mis à nu, les seins et les fesses d’adolescente de Nathalie, la poitrine et le pubis de sexagénaire de Monique, morte dénudée pour sa dernière toilette, portée à bout de bras par une infirmière munie de coton, sous le regard tabou de ses deux hommes, les jambes en bas noir d’une prostituée nocturne, le torse blanc d’une jeune fille/cliente, palpée, papouillée, par ce « vieux dégueulasse » capable d’une tendresse bouleversante (il caresse pour les réchauffer les pieds glacés de sa femme, il l’embrasse dans le cercueil, pareil à Leland Palmer couché, brisé, incestueux, sur celui de sa Laura), de verser des larmes (sincères, auto-apitoyées) sans fin après l’enterrement, après trente-quatre ans de vie ensemble malgré toutes ses saloperies. Ni le sexe (Nathalie remet sa culotte, Philippe glisse sa chemise dans son slip, au terme d’une étreinte champêtre, esquisse amusée, vite évacuée, d’un rapport spéculaire, puisque l’une à l’autre liée alors hors des plateaux) ni la religion (crucifix sur le lit du trépas, Nathalie endormie dans des draps aux allures de suaire, pietà inversée, corps de la génitrice comme déposé de la croix, dérouté, enfin, de son chemin de croix, calvaire profane dont le curé du coin, regrettant les médisances anticléricales, semble vouloir se laver les mains, en invisible Pilate de province) ne viendront au secours du quatuor, et le frère militaire, apparu pour les funérailles, parmi les trois survivants marchant sur une route à la Buñuel (Le Charme discret de la bourgeoisie), s’apparente à une pièce rapportée, en ersatz d’un troisième frère absent.


Pialat ne filme pas des gens nobles, sympathiques, aimables, des personnages propres sur eux, des spécimens de la France « profonde » ou « d’en bas », contrairement à Emmanuelle Bercot baladant Catherine Deneuve en Mercedes et en banqueroute dans l’Hexagone de Tati ou de Raymond Depardon revisité par une ethnographe petite-bourgeoise (Elle s’en va). Le cinéma de zoo, dit social, qui se regarde filmer, qui cherche constamment à divertir (au sens pascalien), à exciter, à réconforter, à réconcilier, cette part majoritaire de l’art (pas seulement celui des images sonores en mouvement), ce tas faramineux de mensonges, d’imbécillités, de laideurs, de puérilités, ingurgité au quotidien, avec des remerciements, en plus, sur grand écran et au-delà, Pialat les vomissait, comme il détestait la sentimentalité, l’humanisme, la bien-pensance et la joliesse (il trouvait à juste titre l’existence des Restos du cœur scandaleuse). La Gueule ouverte, bras d’honneur (ou poing levé en recevant une palme cannoise pour Sous le soleil de Satan) adressé au public et au milieu des « professionnels de la profession » après le succès œcuménique de Nous ne vieillirons pas ensemble ? Peut-être, de la part d’un cinéaste jamais aussi à l’aise que dans l’affrontement, la déchirure, la dissonance, non par sadisme ou masochisme (quoique) mais en exigence de vérité, de dire à certains, à tous, une bonne fois pour toutes, le peu qu’ils valent, le caractère minable de leurs actes, de leurs relations, de leurs jeux, de leurs films, en démontrant la même absence de miséricorde envers soi-même, juge davantage impitoyable qu’autrui. Plus vraisemblablement, l’envie de raconter une histoire autobiographique à la fin connue, niée en continu par tout le monde, via l’opium de l’art, de l’amour, de l’amitié (ou de l’argent, du pouvoir, de la gloire), ce sacro-saint chapelet pusillanime de baumes et d’illusions fracassé ici contre le mur du réel (Nietzsche sapait la pensée occidentale, Pialat démolit le carton-pâte commercial et la pose auteuriste du cinéma, français ou étranger).



Porté par une triple exigence – exorciser une douleur fondatrice et fondamentale, traiter le spectateur en adulte, le confronter à son déclin programmé –, Maurice Pialat signe une œuvre généreuse et suicidaire (l’échec financier, encaissé en producteur, provoquera un repli de plusieurs années), dont la radicalité intransigeante ferait presque passer l’évocation fatiguée, méta, de Moretti pour un épisode confortable de telenovela et le requiem en huis clos de Haneke (Amour) pour un morceau vivaldien (le grand Bergman peut ranger itou ses cris, ses chuchotements, sa sonate automnale avec star suédoise). Personne, au fond du désespoir, de l’agonie, de la déréliction absolue, ne voulut voir cela, personne, aujourd’hui, n’oserait produire un tel opus (règne du politiquement correct, du formatage télévisé, de la discutable prise en charge des « soins palliatifs », du débat hypocrite sur l’euthanasie). Monique, à l’instar de Regan (La Gueule ouverte peut se lire en film d’horreur ultime, dépouillé des farces et attrapes du « genre », en mélodrame suprême, débarrassé des oripeaux du tire-larmes), n’en finit pas (« Je voudrais que ça soit fini » supplie Roger) de mourir, de râler, de marmonner des ressassements et des insultes, de se transformer en mannequin inanimé, privé d’esprit, de raison, ouvrant la bouche en damnée, en marionnette, en simulacre de la femme d’autrefois (de la scène précédente). Jamais Pialat ne flanche, jamais il ne détourne le regard de cet abîme aveuglant, jamais il ne quitte vraiment cette chambre (verte) mortuaire à la lampe étouffée sous un exemplaire de La Montagne, parfois baignée par la douceur incongrue du soleil (admirable direction de la photographie signée Nestor Almendros).




Truffaut rappelait l’argument irrationnel d’un critique détestant L’Atalante : un film qui sent les pieds ; La Gueule ouverte sent quant à lui la morgue, la merde, les médicaments, la cigarette (des Gitanes), la vaisselle, les légumes épluchés, la vinasse bue au café, l’odeur étouffante de la vieillesse, de la solitude, de la province, du sperme stérile, dérisoire, de la ruine qui guette (un camelot quelconque vient démarcher Roger afin qu’il vende, à un bon prix, bien sûr, sa tristounette Maison de la Laine). On ne décèle cependant aucun misérabilisme dans ce portrait athée d’un naufrage personnel et collatéral, rétif à la bienséance comme à la transcendance. Cela aussi, Pialat le laisse avec dégoût aux adeptes de la bonne conscience, du moralisme, de la « citoyenneté », de l’engagement. Film hautement politique, en ce qu’il sonde la vie et la mort en société, dans la (petite) cité des rituels et la cellule familiale réellement carcérale (nul n’en sort, pas même Nathalie et Philippe dans leur exil motorisé), La Gueule ouverte ne possède rien de ce qui viendra/plaira ensuite, la bohème voyoute de Loulou, le sourire irrésistible de Sandrine Bonnaire (À nos amours), la bouche attirante et « arabe » de Sophie Marceau (Police), la tristesse joyeuse de Van Gogh, la légèreté pudique du Garçu. Durant quatre-vingt-trois minutes, on assiste à une transposition éprouvante, violente, tétanisante, à une œuvre magistrale (de maître, donc) qui déploie toutes les puissances incarnées, fantomatiques, du cinéma et transcende sans effort les étiquettes du réalisme, du naturalisme et de tous les foutus autres ismes disponibles. Tels Philippe et Roger debout près de Monique, ne pouvant la quitter du regard, ne sachant quitter sa chambre, inutiles, assommés, infantiles, épuisés, on ne peut détourner les yeux de La Gueule ouverte, on l’endure jusqu’au bout, jusqu’à cette fin en deux temps, l’épilogue nous ramenant dans le magasin endeuillé, enténébré, éteint lumière après lumière, Roger décidant de « rester avec elle », de ne pas suivre les jeunes à la capitale.


« C’est fini » disait-il plus tôt, en coda de la veillée funèbre, à Philippe un livre à la main, lui-même sur un lit, en répétition de son lointain destin (le fils allume la télé, pour écouter les informations, le père le rembarre, lui reproche son manque de respect). Dans sa sécheresse absolue, dans sa disposition à émouvoir par la seule monstration d’une réalité incroyablement précise, matérielle, ressentie corporellement (le corps de l’actrice en miroir de celui du cinéphile, comme avec Gena Rowlands chez Cassavetes), La Gueule ouverte procède du même ton lapidaire, en fait le moins pour atteindre le plus, fait durer l’événement dans une gangue de temps par-delà l’argument, la narration, la psychologie, le récit. Ce film dévastateur, le meilleur de son auteur, qui sait, le plus mal-aimé, certainement, l’un des plus beaux (pas la beauté de la publicité, de l’académisme, de la gentillesse) de Pialat, par conséquent du cinéma (Maurice, le plus grand réalisateur français ? À vrai dire, on se contrefout de ce type de formule), s’autorise par instants des éclairs de complicité, par exemple Nathalie regardant Monique éperdue, assise à son côté, alors que la belle-mère ne s’entendait guère avec sa bru, ne la trouvait pas assez bien pour son fils (un cliché doublé d’une vérité), papotant avec Roger à propos de sa sexualité, ou Corinne rassurant son étalon défaillant (« Ce sont des choses qui arrivent »). Mais la cruauté du théâtre et du monde reprennent vite leurs droits, telle la tenancière de l’hôtel de passe rappelant derrière la porte le temps imparti d’occupation de la chambre, telle la minerve insupportable retirée dans les cris. Comme à son habitude, Pialat travaille en famille (Micheline à la production, Arlette Langmann au montage) et tourne cette fois chez lui, ou aux environs.



Que reste-t-il d’elle après la mort de Monique ? Des photos en noir et blanc dans un album, des lettres au grenier, des connaissances attablées parlant de pétunias. Que reste-t-il de Pialat, de sa mère et de son cinéma en 2016 ? Une façon unique de faire des films (courte et précieuse liste), de tresser sa propre histoire à celle de la société de son temps, de se servir de sa rage – ceux qui baignent dans la sérénité, dans le dialogue, dans le contentement, dans le rassemblement, qui filment, écrivent ou discourent comme on officie à la messe, hérauts de fraternité intéressée, de bienveillance narcissique, de gaieté sinistre, qu’ils continuent ainsi, si cela leur dit, ou qu’ils s’étouffent avec – pour viser les hauteurs, la marge, la tangente, seuls positions (payantes, inconfortables) et espaces (dépeuplés) qui vaillent. Dire que Maurice Pialat et son cinéma nous manquent reviendrait à proférer un euphémisme, alors on incitera plutôt à se tourner vers cette sorte de prologue abrupt, coupant, debout, au contemporain Exhibition, autre film de femme et d’hommes, remarquable compte-rendu désenchanté, en direct, d’une décennie, d’un pays, d’une part de son artisanale industrie (le X, antidote pudique, létal, au tombeau, exercice mercantile et métaphysique de sidération, « petite mort » offerte pour oublier la grande, qui ricane aux acrobaties anatomiques et se loge même au cœur des orgasmes, simulés ou certifiés). Regarder de nos jours terroristes et terrorisés La Gueule ouverte équivaut à garder les yeux grands ouverts, à bien voir ce qui nous attend, patiemment, ce que l’on dut déjà, selon les cas, éprouver, traverser, qui nous modifia irréversiblement.


Le cinéma n’existe pas pour faire rêver (à des paradis artificiels produits à la chaîne à Hollywood) les grands enfants aux cheveux blancs, pour nous ramener (actuelle régression des super-héros) à la supposée innocence de l’enfance, alors qu’il s’agit d’un âge cruel et clairvoyant, surtout par Pialat ou Rossellini (Allemagne année zéro), pour nous bercer d’amourettes et de concordes, pour nous choquer avec du grotesque, nous amender avec de l’eau bénite/sucrée ou nous complaire avec des émollients, pour nous endormir dans la nostalgie (des filmographies, des biographies), pour nous occuper un peu, capter notre attention, notre passivité, avant de finir inhumé dans un trou, incinéré à demeure. Le cinéma (et l’art) nous sert à transformer notre absurdité congénitale, notre scandale banal, en quelque chose d’autre, supérieur et anecdotique, beau et vil (on parle bien trop du cinéma, on ne vit pas assez ; on écrit et on réalise pour les morts au lieu de se soucier des vivants, qui le méritent à peine, qui nous le rendent bien). Maurice Pialat le comprit bien avant et bien mieux que tous les ténors atones de la New French Extremity, si un tel « courant » se vérifie. Dans La Gueule ouverte, en effet (crudité, non poésie, de l’expression), on ne meurt pas, et moins encore « dans la dignité » : on crève (et on baise) salement, douloureusement, définitivement – comme dans la vie. 
    

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