Baise-moi : Les Deux Orphelines vampires
Rebelles sans cause, blouson rouge ou planétarium fifties, pareillement destinées à s’écraser au bout de la route (sanglante,
spermatique), à bout de leur déroute…
Que ce home movie de MJC, torché en DV, contradictoirement
désincarné, ni féministe ni misandre, encore moins punk (argument marketing)
ou porno (discutable « niche » numérique du rape), assez interminable malgré sa brièveté, davantage tourné vers
Rohmer – Nadine à la plage, disons – que Noé (Seul contre tous pourtant
cité, comme le Prison de John Love), terriblement français dans ses dialogues,
son humour (volontaire ou non), sa narration, ses chambres, ses marginaux (caricaturaux),
ses gendarmes, son absence de tout contexte (ou perspective) politique – le duo
évolue dans un Hexagone frisant l’abstraction –, sa représentation dépressive
de la sexualité (tabou significatif de l’orgasme, hétéro ou homo), déclencha un
tel tumulte médiatique et institutionnel renseigne de manière exemplaire (presque
un « cas d’école », symbolique et juridique) sur la psyché nationale
au tournant du millénaire (le film date de 2000 mais il semble exsuder la
grisaille granuleuse d’un téléfilm des années 80, avec son petit côté Pause-café
hardcore), sur son cinéma sous surveillance,
sur le statut survalorisé de l’artiste (Virginie Despentes, romancière
reconnue, heureusement éphémère réalisatrice, ici flanquée de Coralie Trinh
Thi, le tandem derrière la caméra en
miroir de celui devant). Œuvre à réserver aux sociologues, puisque les
cinéphiles n’y trouveront rien de vivant, d’inquiétant, de troublant, d’adulte,
surtout, Baise-moi démontre aux béotiens (aux petits-bourgeois titillés
par l’argument, sans doute déçus par le résultat) que la captation d’actes
sexuels non simulés ne s’apparente pas à de la pornographie (aucune dimension
masturbatoire), que la nudité des corps n’équivaut pas à celle des cœurs, que
le comportementalisme lorgnant vers l’Amérique ou le clip (bande-son à l’unisson,
matraquage sonore voulu énergie de réanimation, de décharge, sans jeu de
mots ; à ce petit jeu musical, on renvoie vers l’ouverture sauvage de Sailor
et Lula) ne vaut guère mieux que le psychologisme paresseux d’une
« certaine tendance du cinéma français », dirait Truffaut.
Certes bien plus sympathique et
sincère que A Serbian Film, similaire scandale étale, soufflé exsangue qui
prétendait revisiter les Atrides via
le snuff, Baise-moi s’avère au
final conservateur (la police finit par intervenir) et sentimental (Nadine
pleure et embrase sa comparse déposée au bord d’un lac, romantisme vosgien à la
Conan
le Barbare), revers attendus, habituels, de la révolte et de la colère
(préférons la rage et la passion). Même le prude Ridley Scott accordait in extremis
un baiser saphique à ses fugueuses suicidaires (Thelma et Louise, Susan
Sarandon auparavant éprise, dans Les Prédateurs, de notre Catherine
Deneuve patrimoniale, durant un 69 emballé par le frangin sur du Delibes, chic publicitaire oblige), même le repentant
Fellini (il en vint à détester cet épilogue lacrymal) rédimait son Zampano
(encore un épisode de la « guerre des sexes ») par ses larmes tardives
(La
strada). Rien de tel dans le métrage en visionnage, exempt d’amour,
d’amitié ou d’affection (le frère retourne sa bienveillante veste familiale illico, premier sacrifice masculin en
simultané avec l’étranglement d’une co-locataire loquace, après l’outrage dans
l’entrepôt tagué, of course), à peine
une scène de danse à deux devant un invisible miroir, en dessous noirs, sans
vraiment se toucher (Frederick Wiseman nous apprit que les « filles »
du Crazy, rétives au moindre contact épidermique, portaient des gants à
l’entraînement !). Lesté dans son vide esthétique et diégétique d’une violence
au goût de ketchup (la pauvre Élodie
Chérie, victime en tailleur au DAB, arbore un œil explosé à la Fulci) ou de cartoon (le tir anal de la
« truie » virile, acmé irreprésentable, signifiant surligné à la
massue armée, accessoirement relecture de la mort vaginale de Jeanne Moreau
dans Les
Valseuses, évoque davantage le Sam Raimi de Mort sur le grill, en
moins jouissif, comme l’écrivent
certains critiques), doté de préventions intempestives (le viol safe sex avec préservatif,
cristallisation irréaliste d’un échec général à saisir de vrais moments de
vie, dans leur brutalité, leur insanité, leur duplicité, comme sut brillamment
le faire un Cyril Collard avec Les Nuits fauves), l’opus s’auto-détruit vite, alors qu’il
faut attendre les dernières minutes pour que Nadine retourne son gun à laser contre elle-même, en un
geste tragiquement prophétique pour son interprète, le cinéma, art divinatoire
des fantômes, annonçant souvent leur passage de l’autre côté, y compris au
moyen d’artefacts aussi médiocres.
Si Stone, avec ses Tueurs
nés (1994), délivrait, fidèle à sa finesse coutumière, une satire (ou
un trip) outrancière (des USA, des
médias, de la violence aux USA et dans les médias), Baise-moi se cantonne à
une double esquisse féminine jamais innervée par l’âme (la direction) d’un
regard, d’un désir, d’un discours ou d’un faisceau de sensations, quand bien
même il s’agirait de détruire la France entière (aller ailleurs demande trop
d’efforts, on se rendort) avant soi-même, en étoiles noires grillées par une odyssée immobile,
répétitive, achevée dans un resto de partouzeurs où les initiés se
délecteront à reconnaître les visages et prioritairement les anatomies du X
franchouillard (jeu de name droping valant pour l’ensemble du film).
On endure cependant jusqu’au bout ce pétard (cette imposture) alcoolisé grâce à
ses deux actrices principales, on reste rivé au regard intense de Karen
Lancaume (rebaptisée Bach), au sourire juvénile de Raffaëla Anderson, femmes
belles, intelligentes, attachantes, amusantes et souffrantes, la première
disparue comme l’on sait de sa propre volonté, la seconde par ailleurs auteur
de Hard,
remarquable/éprouvant portrait à charge autobiographique d’un univers
ouvertement minuscule, mesquin, mercantile et misogyne. Sans croire un quart de
seconde à leurs mésaventures, à leur fatalité de bande dessinée (sinon de Pieds
nickelés refusant qu’on les nique, niquant en dominatrices de Prisunic –
ah, ce collant incessamment déchiré par Manu, qui écume à une main sur l’épaule
assortie de cette réplique culte :
« On est dans un club de cul, ici,
on n’est pas à la mosquée ! »), elles forment un couple improbable et
cohérent, Janus banal, trivial, anémié, entre pouvoir et espièglerie, fidélité
à la parole donnée, instrumentalisation du hasard et envie d’innocence
enfantine (idée jolie de vouloir voir la mer, hélas réduite à un hideux plan de
vagues en mouvement).
Quelque chose, peu et beaucoup, de
leurs personnalités, de leurs parcours, de leurs attentes, affleure en sursis, transparaît
par effraction dans Baise-moi, incapable, tant pis, de transcender la gangue
inoffensive de silhouettes caduques, dérisoires matrices d’ennui plus abyssal
que tous les orifices, pénétrés avec rudesse ou tendresse. Dans cette double
tension se tient le ratage et le sauvetage du titre, comme une note d’intention
intéressante, émouvante, limitée à une petite bande très dispensable commise entre copines, plaisanterie lourde
et light à l’écho disproportionné. En
2016, la vie continue, Virginie Despentes écrit toujours, Coralie Trinh Thi
publie chez La Musardine, les « violences faites aux femmes » (et aux
hommes) se portent bien, merci pour elles, la filmographie nationale se survit,
majoritairement digne des soins palliatifs, honteusement perfusée à la TV. Personne ne parlera de nous quand nous
serons mortes (au monde, en dur ou en ligne) ? Au contraire, et l’on
n’oubliera guère la présence-absence de Karen & Raffaëla, orphelines de
cinéastes et d’une époque, amazones amorales promises à la mort ou à l’emprisonnement,
actrices en devenir (ou pas) mais avant tout souvenirs vivants, désarmants, qui
méritaient mieux qu’un seul film (ensemble, séparées). Non plus (seulement) baise-moi
mais aime-moi et remémore-moi, oui-da.
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