Le Conte de la princesse Kaguya : La Vie et rien d’autre
Les petites filles ne poussent plus dans les roses – elles s’imposent et
reposent délicatement sur les paumes d’un pauvre homme, enrichi puis dévalisé…
Devant la splendeur de ce crève-cœur,
on peut bien sûr penser à La Renarde, le poignant poème des
Archers, portrait en miroir porté par une autre enfant sauvage, femme
irradiante (actrice magnifique : Jennifer Jones for ever) condamnée à périr comme un chien (ou une chienne à
l’hallali) en défi vivant à l’ordre établi du monde masculin, plus étroit qu’un
terrier (victorien, freudien), plus hypocrite qu’un piège dissimulé par la
bonne société (« The English country gentleman galloping after a fox – the
unspeakable in full pursuit of the uneatable » affirmait Oscar Wilde dans Une
femme sans importance). Les grands enfants se souviendront surtout de Heidi,
sauvageonne alpestre itou littéraire, qui croisa la route (ou l’inverse) de
Isao Takahata, travaillant alors pour la TV, dès 1974 ; Heidi/Adelheid rime avec Pousse de
Bambou/Kaguya, Peter avec Sutemaru, Mademoiselle Rottenmeier avec Dame Sagami
(Clara, la petite paraplégique, se verrait remplacée par une « reine mère »
hiératique et immobile, aux allures de Bouddha, sur son nuage mousseux évoquant
le char céleste de la tragédie antique, deus
ex machina d’Euripide moqué par Nietzsche). Kaguya évoque encore Pénélope,
rusant brillamment et cruellement (le cinquième, le plus tendre et naïf, en quête
d’une coquille d’hirondelle, s’y brisera les reins, pour de bon, y perdra la
vie) auprès de ses pressants prétendants, tandis que le vol avec Sutemaru
rappelle son homologue chez Richard Donner, Superman donnant la main (et
réciproquement) à Lois Lane (Margot Kidder for
ever, bis) dans une illustration
littérale du célèbre « L’amour donne des ailes » (et s’achève en
chute). Citons également l’épilogue des Parapluies de Cherbourg, avec sa
similaire désunion sans amertume ni colère, rien qu’une tristesse floconneuse,
presque apaisée, puisque la vie continue, que les chemins bifurquent, face à
une station-service ou au creux de la nature. Quant à l’ultime plan/dessin du
film, il renvoie directement, volontairement ou « inconsciemment », à
celui de 2001, l’Odyssée de l’espace, Kaguya, elle-même « enfant
stellaire » grandie trop vite, rendue à un état de bébé (elle ne rit plus)
nous interrogeant du regard dans le cercle lunaire, inversion géométrique et
plastique du fameux monolithe noir kubrickien.
Comme le bambou abritant une fillette de la taille de Tom Pouce, des pépites d’or ou des étoffes précieuses
jaillissant en geyser soyeux, Le Conte de la princesse Kaguya
révèle/recèle de multiples origines, correspondances, symboles, offre et
s’offre à une kyrielle de lectures. Certains y verront à raison un grand film
féministe (et féminin), mille fois plus éloquent que les manifestes,
revendications et démonstrations médiatiques d’aujourd’hui ou hier (exit itou le mélodrame à la Mizoguchi).
D’autres souligneront sa dimension sociale, en critique impitoyable, par
l’exemple, d’une organisation (d’une éducation) féodale et patriarcale, donc nippone
(mais pas seulement, évidemment). Caractérisé par une grâce infinie, presque
insupportable dans sa douceur pastel, calligraphique, telle la beauté d’une
femme dotée d’un « visage aux couleurs de France » apeurant
Apollinaire (1909, Alcools),
par une mélancolie surgie à l’orée de la vie rurale, édénique, cristallisée via une comptine enfantine muée en
chanson nostalgique, aria improvisé incompréhensiblement su par la gamine « bizarre »,
imposant par son seul chant un silence stupéfait aux marmots dissipés, le
dernier opus du maître oriental
(après quatorze ans de retraite !) donne à voir, à ressentir,
l’impossibilité de faire le bonheur d’autrui (de sa fille « adoptive »
chérie) contre son gré, bien que le déclin depuis le satellite terrestre puisse
s’apparenter, déjà, à une punition pour avoir désiré l’horizon, pour avoir osé
formuler le vœu de suivre cette femme tournée vers l’ailleurs de sa passion « interraciale »
(une mère par procuration, disons, en reflet de la vieille japonaise).
On sait bien, avec Oscar (décidément) et Dorian (Gray), qu’il faut se garder de
ses souhaits (« Quand les dieux veulent nous punir, ils exaucent nos
prières », Un mari idéal), et Kaguya, délaissant la vie supposée rêvée des
anges (des Sélénites, ici), fera brièvement l’expérience de celle des mortels,
célébrant, sur le point de succomber à l’amnésie d’un vêtement d’apparat,
toutes les « nuances de la joie et de la tristesse », pauvre trésor
humain, le seul et véritable que nous possédions.
Filant lentement vers son royaume en
noir et blanc (réminiscence de Une question de vie ou de mort),
escortée par un peuple musicien très peace
and love, capable de métamorphoser des flèches en fleurs, l’héroïne criait
naguère, sur Terre : « Tout est faux en moi ! », aveu
déchirant ne portant pas uniquement sur le décorum culturel. Aliénée, étrangère
à elle-même, adolescente (trop) vite « réglée » (double sens), jeune
femme écartelée, Kaguya incarne la division, la rupture, a contrario de l’unité du Temps chantée sur le générique final.
Elle adresse cependant un dernier regard à la planète océane, prisonnière
volontaire de sa malédiction, de son sauvetage, avec sur la tête un diadème
doré, avec sur les épaules un manteau de plumes et d’oubli. Cette œuvre
matérialiste et poétique s’autorise une scène intense de fugue psychogénique
suscitée par la colère, transcende une tempête maritime en dragon écumant,
s’attache à de bouleversants détails (la main tremblante de la vierge opposée à
sa voix impassible durant la cour avilissante) qui montrent à quelle hauteur
d’expressivité adulte se situe le talent exigeant de Takahata, capable
d’émouvoir avec un simple panier rempli de champignons, relique esseulée d’un
repas entre amis qui ne viendra pas, adieu discret, concret, à une période et à
un état qui ne reviendront plus. Comme Le Tombeau des lucioles, Le
Conte de la princesse Kaguya narre l’histoire d’une séparation,
d’une enfance sacrifiée, fracassée, non plus par la guerre mais, peut-être
pire, par le malentendu (« Tu ne comprends pas ses sentiments »
reproche la mère au père), l’amour, l’ambition, le statut, l’idéalisme.
L’exil, d’une planète à l’autre, s’y
vit en suicide, menace formulée avec détachement, en riposte aux exigences
impériales. Le père s’avère parvenu, l’orpheline végétale ranime le couple de vieillards
en regain maternel et atemporel (surprenante montée de lait), Pousse de Bambou
renaît puis se meurt en princesse Kaguya des Bambous Graciles, « lumière
rayonnante » et corps souple (sensualité de la silhouette nubile, de la
forêt printanière, du dessin à la main) éteinte, emmuré, par le palais-mausolée
(du Japon vers l’Inde, aller-retour religieux sous le signe de Lang et des
sources ou des ramifications du conte). La prétendue princesse n’attend pas son
prince charmant, divergente par différence, par essence surnaturelle (combien
de femmes humaines se reconnaîtront dans sa non-aspiration ?), elle
provoque par sa présence cordiale, instinctive, innocente et grave, des
instants de sidération (le bandage du bras écorché, le vol de poule dans la
ville). Au compagnon de découvertes et
de jeux plus ou moins interdits (ils dérobent un beau melon jaune, sucré,
rafraîchissant, dans un champ voisin), elle dit, avec la simplicité complice
d’un sourire blessé, « Avec toi, j’aurais peut-être été heureuse ».
Certes, Takahata clive la campagne et la capitale, mais il ne sacrifie pas à l’animisme
de Miyazaki, sa faune et sa flore ne parlent pas, n’agissent pas en surmoi
mystique (une laie flanquée de ses petits charge, « sans sommation »
ni sermon, Sutemaru sauvant une première fois la vie de l’ingénue). Il
privilégie le réalisme au marxisme (l’argent
ne fait pas le bonheur assurent les nantis aux démunis), bien qu’il indique
la fausse brillance du capital de hasard, de la panoplie du pouvoir, d’un
rameau recouvert de joyaux manufacturés. Idem
pour l’écologie, autre « dada » de son aimable rival, assimilée au
bon sens, respiration nécessaire au renouvellement (la famille de Sutemaru,
travailleurs du bois dans les bois, part et laisse les arbres se reposer, ils
reviennent au final, se réinstallent dans leurs nouvelles maisons naturelles).
Bercé par le rythme des saisons,
effleuré par la dentelle musicale de Joe Hisaishi (première collaboration, le
thème principal attribué toutefois à Kazumi Nikaido, le cinéaste désigné en
co-scénariste et co-parolier avec Riko Sakaguchi, voire en compositeur), le
spectateur n’en ressent que davantage la violence policée, généralisée,
explosant le temps d’un passage à tabac urbain du voleur de volatiles ou d’une
épilation aux larmes muettes. Les missions impossibles confiées par la « belle
dame sans merci » musicienne reformulent l’élément fantastique inaugural,
ce bambou phallique (notez la cloison protectrice et traditionnelle du même
matériau, le kimono de Kaguya couvert de pousses stylisées) accouchant d’une
fée charnelle, enracinent de surcroît la comparaison (l’hyperbole), figure de
style facile de beaux parleurs en quête d’une épouse, dans l’épreuve du réel, l’élue
les prenant au mot de leur association hypnotisée (voix de sirène invisible,
remplacée à l’occasion par une doublure réfrigérante) avec de mythiques trésors
dont ils ne présenteront que des copies coûteuses, des contrefaçons vite
démasquées. Parce qu’il met en scène le spectacle de la séduction, de la
puissance, de la tragi-comédie sociale, Le Conte de la princesse Kaguya exsude
aussi une saveur méta, le rouleau de Dame Sagami (équivalent local de nos
tapisseries médiévales), déployé par son élève indocile (elle dessine des
lapins), comparé à un ancêtre, sinon un palimpseste, de l’animation contemporaine
par Takahata lui-même. Notre réalisateur – il faudrait saluer l’ensemble de
tous les créateurs impliqués sur ce titre, à commencer par Osamu Tanabe,
responsable de la création des personnages et de la conception graphique, Kazuo
Ega à la direction artistique et la noria d’animateurs – choisit de boucler son
conte en apesanteur, dans l’espace, le texte original terminé par les parents
malades, l’empereur refusant de boire un élixir d’immortalité donnant joliment
son nom au mont Fuji.
Icône culturelle, dans les mangas et
au cinéma (on aimerait bien découvrir un jour ce qu’en fit le grand Kon
Ichikawa, auteur de l’inoubliable La Harpe de Birmanie, avec sa Princesse
de la lune en 1987), Kaguya, encore Takenoko, par-delà son ascendance
cosmique, représente un trésor de maternité/paternité différées, par
procuration, chaque enfant en vérité un prince ou une princesse pour ses
parents (jusqu’aux dérives post-Mai
68 de « l’enfant-roi », et hors du contexte fréquent des gosses
mal-aimés ou maltraités, non plus moralement, ainsi qu’ici, mais physiquement,
dans leur « intégrité » idolâtrée-niée par notre époque). La
générosité humaine s’abouche à l’origine « divine », la fille de
paysans affronte (surprend leur conversation) les médisances des invités du
banquet (à l’instar de son frère d’Angleterre, le cinéma japonais ne peut faire
l’impasse sur une structure sociétale très hiérarchisée, segmentée), le corps
(politique) de la protagoniste vient buter sur l’esthétique de la cour (double
acception, gouvernementale et sentimentale), elle veut que ses sourcils persistent
à retenir sa sueur, que le noir artificiel de ses dents (Ring de papier) ne
l’empêche de rire. Le nouveau nom, baptême second, civilisé, en substitut de
celui des gentils garnements, se greffe sur le premier, la plasticité du film,
sa légèreté de touche, même et surtout au sein du drame, autorisant de tels
déplacements, par exemple dans la superbe séquence de retour mental au village
hivernal, enfui, provisoirement endeuillé, ouverte par une course farouche, close
par un évanouissement enneigé, un réveil au palais. De la même manière, Kaguya
demeure insaisissable, littéralement, disparue à chaque tentative d’étreinte de
l’empereur, « attouchements » ou « droit de cuissage »
désarçonnés, désamorcés, par la texture de mirage (d’image) du personnage,
malicieusement exposée dans une réflexivité mouvante. La mort du cinquième
noble l’alourdit de culpabilité, crime collatéral partagé par l’empressement de
Sutemaru à délaisser (en rêve, dans la vérité du songe) femme et enfant pour la
suivre dans le bleu du ciel (ce lien onirique, ivre et enivrant, à 360°, entre
des âmes élues résonne avec Peter Ibbetson).
Tout prendra fin « le quinze de
ce mois » (d’août), à la pleine lune estivale, tout devait débuter en
simultané avec Le vent se lève, autre requiem
historique et subjectif. Retardé à sa sortie, succès mondial mais pas
phénoménal, co-produit et distribué par Disney (no comment), classé par
les pharisiens puritains (pléonasme) de la MPAA en PG, remarquablement « vocalisé »
par la jeune (vingt-deux ans au moment du doublage) Aki Asakura (à ne pas
confondre avec Asa Akira, petite princesse de « l’empire de la tristesse »
US...), actrice de séries télévisées, Le Conte de la princesse Kaguya éblouit
en continu, fait sourire, réfléchir (sur les liens familiaux, sur le destin, sur l’altérité),
mourir un peu (comme un grand plaisir mêlé de douleur, comme un ravissement
désenchanté). La princesse Mononoké (le métrage de Takahata en relecture ou
réponse à celui de Miyazaki), amazone de la faune et de la flore, subjuguait
autrement, avec son goût de sang dans la bouche, sa tendre sauvagerie. Pousse
de Bambou/Kaguya, notre sœur, notre promise, notre mère immortelle, ne voulut
qu’expérimenter la vie des mortels, à l’unisson de la sirène amoureuse et suicidaire
d’Andersen. Femme libre et captive (elle émancipe un oiseau de sa cage dorée),
irréductible aux rôles de paysanne, de courtisane, d’égérie, moins encore à ceux
de victime homologuée, de porte-parole de la « parité » ressassé, de
cerbère urinant sur les autels chrétiens (poses convenues du néo-féminisme
actuel), la jeune femme à la mémoire antique ne désirait rien tant que se
sentir vraiment vivante, quitte à en payer le double prix de la souffrance et
de l’anéantissement (un être sans souvenirs, sans émotions, sans désirs
n’existe pas, il régresse à l’état de pierre ou se complaît dans la
contemplation d’un univers miniature, insipide et inoffensif, à l’image du
jardin palatin censé singer le paradis naturel et fraternel perdu). Pour tout
cela et bien d’autres trésors encore, suivant la sensibilité de chacun(e), le
film empli d’âme, de mouvements, de mystères, de limpidité (rayonnante lumière,
en effet) d’Isao Takahata méritait bien notre célébration impressionniste. Et,
oui, il existe un mot (l’affiche française ne ment pas, pas cette fois)
désormais galvaudé, usurpé, sali par trop d’usages et pourtant pertinent pour
qualifier ce suprême dessin animé : chef-d’œuvre.
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