Philomena : Secrets et Mensonges
Suite à son visionnage sur le service Pluzz de France Télévisions, retour
sur le titre de Stephen Frears.
Dans une autre vie, au siècle
dernier, Stephen Frears réalisa des films ironiques, enragés, raffinés,
vigoureux, évocateurs : on éprouvera toujours pour lui une vraie
reconnaissance admirative grâce à The Hit, My Beautiful Laundrette, Prick
Up Your Ears, Sammy et Rosie s'envoient en l'air, Les
Liaisons dangereuses, Les Arnaqueurs, Héros malgré lui, The
Snapper ou Mary Reilly, polar métaphysique, cartographies en direct de
l’Angleterre de Margaret Thatcher, de l’Irlande prolétaire ou de l’Amérique
médiatique et modèles d’adaptions littéraires. Certes, la liste comportait des
échecs, par exemple le diptyque The Hi-Lo Country et High
Fidelity, western anémique à
la Wenders chez l’Oncle Sam et chronique musicale/familiale arythmique. Trois
œuvres-véhicules suivirent, The Queen pour Helen Mirren, Chéri
pour Michelle Pfeiffer et Tamara Drewe pour Gemma Arterton.
Dire que cette trilogie féminine, inoffensive et insipide, commise d’après une
personnalité nationale, un opus de
Colette et un « roman graphique » de Posy Simmonds, déçut de manière
croissante n’équivaut pas à remettre en cause l’évident talent des actrices
impliquées. Mais « tous les agents trahissent », comme on dit dans Le
Festin nu (l’avatar de Cronenberg, pas le bouquin de Burroughs), au
cinéma et au-delà. Frears, le virage du millénaire apparemment mal pris,
retrouve ici Judi Dench, auparavant star
de Madame
Henderson
présente. Flanqué de Steve Coogan, producteur, co-scénariste et acteur
(entrevu dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours avec Jackie Chan ou Hot
Fuzz), il donne dans le récit biographique, singeant son enquêteur
improvisé (l’art imite la vie, nous sérine Oscar Wilde).
La rédactrice en chef demande à un
moment donné l’identité des bons et celle des méchants. Le réalisateur répond
sans une once de nuance, avec l’héroïne irréprochable et la sœur Hildegarde (à
ce stade de caricature, on atteint presque les hauteurs du film d’horreur ou
classé X, deux « genres » notoirement friands de nonnes sadiques ou
saphiques). On pense beaucoup à Flaubert, celui de Un cœur simple, en
subissant ces quatre-vingt-dix minutes « cousues de fil blanc »
(tenue immaculée des religieuses endeuillées). Félicité et son perroquet
coloré, Philomena et son oiseau de malheur fouineur : là encore, voici le
portrait d’une imbécile heureuse confite dans sa foi (pas celle, hystérique,
des mystiques), à la fois abreuvé à la satire et au mélodrame. La fausse
contradiction revient souvent chez Frears, cinéaste éclectique cependant d’une
grande cohérence britannique et filmique (un auteur, donc, ainsi que se plaît à
l’étiqueter la critique hexagonale, un peu désarçonnée par son côté bariolé, ce
qui le fait doublement sourire). Avec un tel sujet, il pouvait signer une
réussite œcuménique à la Pedro Almodóvar (Tout sur ma mère, bien sûr) ;
hélas, sa quête maternelle à l’alibi sociologique lorgne davantage vers
Jonathan Demme (Philadelphia, voilà) que vers Douglas Sirk (Tout
ce que le ciel permet, allez). Le film possède une jolie patine automnale (beau travail de Robbie Ryan à la direction de la photographie, dans
le sillage de Isolation, Red Road, Fish Tank + trois Ken
Loach), une précision économique de cadres classiques héritée de la tradition
réaliste anglaise, un tempo lento idoine (six ans à peine séparent le cinéaste,
septuagénaire, de son actrice principale, elle-même octogénaire).
Cette belle tenue se voit pourtant
encadrée par un prologue historique expédié à la va-vite, tel un digest du semble-t-il déjà guère
folichon The Magdalene Sisters, et un épilogue lacrymal en mode home movies
(on déconseille la partition d’Alexandre Desplat aux cinéphiles diabétiques).
Entre les deux, on aperçoit une photo dédicacée de Jane Russell et l’affiche de
Big
Mamma 2 en VOD à Washington, on fait référence le temps d’une réplique
à l’increvable Magicien d’Oz, on suit une vieille dame donnant une (dérisoire)
leçon de vie à un homme de cinquante ans, (mauvais) fils de procuration et
ancien enfant de chœur devenu agnostique, sinon athée. Hors de la bonté « résiliente »
associée à l’intelligence « limitée », du cynisme
journalistique (pléonasme) et de l’arrogance culturelle, point de salut,
donc ? Stephen Frears ne donne aucun choix au spectateur, les deux termes
de l’alternative identificatrice – Barbara Cartland versus T.S. Eliot – s’avérant aussi peu passionnants l’un que
l’autre ; pire, il ne fait jamais se rencontrer vraiment ses ectoplasmes
bouclant la boucle (géographique) de la filiation : Philomena, à l’instar du
parcours circulaire et stérile de son duo, fait du surplace et tourne en rond.
Le tandem, mater dolorosa de bonne
humeur et désœuvré faire-valoir de hasard, paraît in fine contempler le
cadavre du film plutôt que la tombe du merveilleux rejeton (idéalisé, réduit à
l’état d’images idéales), serviteur de Reagan dessillé par le SIDA, lui-même à
la poursuite de sa génitrice et peu charitablement trompé par une « épouse
de Dieu » infernale, propre à faire passer Piper Laurie dans Carrie
au bal du diable pour une innocente première communiante.
Tout se terminera, alléluia, par un
généreux pardon, une absolution à force de volonté, avant le second résumé
d’une bluette de gare (ou d’aéroport) infligé avec allégresse au compagnon
chauffeur, inflexible dans sa posture confortable de justicier, juge et témoin
d’un scandale (commerce contractualisé de bambins) banal, largement documenté
depuis, presque un péché véniel par rapport à moult abus perpétrés et tus sous
le signe de la croix. En tant qu’artiste, il faut écouter ce que nous dit une
histoire, ce que ressent un caractère. Pour ne pas avoir suivi le conseil
pirandellien de Martin, peu épris de littérature vécue, Frears s’enferre dans
un métrage inutile (on n’apprend rien de neuf) et aveugle (la nature profane,
voire triviale, du cinéaste, ne sait absolument rien saisir des « mystères
de la foi », pour parler avec les mots de William Friedkin). La mélancolie
implicite de la diégèse, cette rencontre impossible entre un (grand) enfant
mort et sa mère survivante, décidée à le retrouver, en cadeau d’anniversaire
coupable et obsédant, pour ses cinquante ans, se dilue dans une langueur de
téléfilm made in Albion, décoratif et pacifiste, dont la portée politique se
borne à transcrire un destin collectif dans une Angleterre et une Amérique very white (les Indiens ou les Mexicains
font de la figuration, dans le dialogue ou à la cuisine), comme si Frears
oubliait (reniait ?) le multiculturalisme problématique mais énergique de
ses débuts et de son pays.
En vieillissant, tout le monde finit
par devenir de droite, affirme la sagesse supposée populaire. À soixante-quinze
ans, Stephen Frears, autrefois so dear,
conserve l’acuité de sa caméra distante et empathique. Malheureusement, il ne
nous dit plus rien (double acception) du monde d’aujourd’hui, moins encore de
la douleur inguérissable ou miséricordieusement allégée d’une femme éclairée
par la douceur sexuelle et sentimentale de son passé, Ève irlandaise ridée (superbe visage-paysage
expressif de Judi Dench, amarre de notre regard, généalogiste bienveillante, anecdotique,
ou impératrice fragile, mortelle, de Skyfall) lâchant sa pomme d’amour (au
jardin d’Éden) à la fête foraine la déflorant. À un moindre niveau, le ratage
nous évoque celui, rédhibitoire et sans merci, du Passion de Brian De
Palma, un autre (le plus intime ?) de nos pères de cinéma, auquel nous
consacrâmes sur ce blog un article en
forme de martyre et de châtiment (car « chacun tue ce qu’il aime »,
se lamentait OW dans sa geôle à Reading). Oublions illico, Alzheimer ou
non, ce nouveau faux pas et remémorons-nous la magnifique et terrible Anjelica
Huston selon Jim Thompson, Jocaste cousue à Médée pour mieux déchirer le cœur
de son fils amoureux et celui du spectateur adulte. « Enfoirés de
Catholiques ! » ? Fucking
Frears, disons, Stephen (pas Dedalus, bien qu’égaré) auquel on souhaite un jour
et vite de regagner cette grandeur définitivement tragique.
Effectivement... comment un cinéaste tant aimé, peut-il susciter ensuite une indifférence polie ?
RépondreSupprimerThe Hit, My beautiful laundrette, Sammy & Rosie, Les liaisons dangereuses, Les arnaqueurs un inoubliable poker d’as - à 5 cartes. Dès 1992 je trouve déjà que ça devient moins intéressant (Héros malgré lui, Mary Reilly, The snapper ont encore des qualités, mais pas celles d’enthousiasmer). Puis sursaut. Contrairement à vous j'aimais beaucoup The Hi-Lo country, seulement plombé par Woody Harrelson (acteur que j'aime bien parfois, mais son côté rugueux - voire beauf- anéanti le perso qui est quand même censé être charismatique, je le préfère dans un western urbain aussi insignifiant que sympathique Deux cow-boys à New-York ). Puis l’indifférence (High Fidelity, Dirty Pretty Things – un portrait des exclus pas inintéressant pourtant).. puis plus rien… je n’ai même plus vu ses autres films après (j’ai compté, il me manque les 11 films suivants !), pas eu envie.
Est-ce de la faute de Frears ? Est-il devenu un moins bon cinéaste ? Peut-être est-ce la mienne… comme une personne qu’on aime mais dont les immenses qualités ne suffisent pas à faire perdurer l’amour très longtemps. Les cinéastes (les artistes) s’usent sans doute, mais il ne faudrait pas nier que le spectateur s’émousse peut-être tout autant.
Comme la rupture s’est faite en douceur, disons que cette histoire avec Frears reste pour moi un bon souvenir.
Merci pour ce point de vue personnel, sinon fraternel (en cinéphilie anglophone).
SupprimerJ’apprécie ce Woody-ci (Allen ? No fucking way !), notamment chez Cimino (The Sunchaser) ou Schrader (The Walker), et même dans l’épuisant Bienvenue à Zombieland…
Mary Reilly, outre adapter brillamment le roman de Valerie Martin, habile changement de perspective féminine d’après Stevenson dédoublé, offrit à Julia Roberts à la fois son meilleur rôle et sa plus juste interprétation, servante frémissante découvrant le Mal au sein d’un superbe, voire suprême, mélodrame victorien (pléonasme), cependant peu apprécié par son auteur lui-même (Flaubert préférait Salammbô à Madame Bovary, ce que l’on peut comprendre).
Bien sûr, la subjectivité explique en partie ce désamour et comparé à d’autres – no names, murmurait Brando à sa parisienne danseuse de tango sodomisée – Frears ne démérite pas vraiment. Pire, peut-être, il ne dérange plus, il livre des fantômes de films où l’émotion sourd à la façon d’un souvenir impuissant.
Chacun vieillit, se meurtrit, finit par périr dans son art et au-delà ; dure et dérisoire loi de l’espèce blessant également l’espèce dite à part des artistes ; l’amour, c’est l’infini à la portée des caniches, osait Céline – le cinéma aussi, en cela.