La Fiancée du pirate
Oublions les Caraïbes et cap sur la cybernétique, en bon littéraire ou en
mauvais sujet…
Quel monde merveilleux, comme le chantait l’inimitable Louis Armstrong (de surcroît sans ironie, lui) :
piratage en masse des comptes de Yahoo! et de l’intimité photographique de
Pippa Middleton, censure de PornHub et YouPorn par le prude Poutine préoccupé
de natalité nationale (dans l’Hexagone, « MST », ainsi que certains
trublions de droite dénomment Marisol Touraine, nous promet le comblement du
fameux « trou de la Sécu » pour l’année prochaine, amen), découverte pratique des joies et
désagréments (ouverture intempestive de fenêtres publicitaires ou sécuritaires)
du streaming par l’auteur de ces
lignes (dans Mr. Robot, la drolatique série faussement révolutionnaire –
depuis quand les capitalistes d’ABC abritent-ils en leur sein un nid anarchisant
de geeks marxistes ? –, un séide
du conglomérat « diabolique » lâche cette réplique ironique : « Et
pas de téléchargement illégal, d’accord ? » ; à ce niveau-là,
difficile de se considérer hors-la-loi, à part une ou deux fois, par souci de
qualité d’image, puis fichier vite supprimé du lecteur C:, je vous l’assure). Au-delà
de considérations d’épiciers (comme si les producteurs-diffuseurs se souciaient
de reverser aux ayants-droit leurs royalties)
ou de boutiquiers (gérants de vidéo-clubs décimés, libraires en quarantaine) qui
ne nous intéressent guère, on l’avoue (combats caducs d’arrière-garde), la
cinéphilie en flux continu, en courant (de conscience) sur plate-forme,
redéfinit le rapport au cinéma, rien que ça, et bouscule bien entendu la fluctuante
et flexible « chronologie des médias ».
La salle, lieu obsolète, supposé
foyer de lien social (nourrissons les regards et les ventres avec du pop-corn, le vrai accouplé au visuel),
propose des versions souvent en VF, à une dizaine d’euros en moyenne, à des
horaires et des jours précis. Le streaming,
avec sa relative gratuité (hors coût du fournisseur d’accès à la Toile et de l’équipement
numérique nécessaire), permet d’échapper au calendrier autant qu’à la
localisation (je visionne ce que je veux quand et où il me plaît). Les deux
temporalités (la sortie en salle, celle en vidéo) ne se succèdent plus mais s’épousent
en simultané, l’une allant même jusqu’à précéder parfois l’autre. Laissons les
pleureuses se couvrir la tête de cendres, selon l’usage antique des tragiques,
puisque la nostalgie, contrairement à la mélancolie, n’appartient ni à notre
vocabulaire ni à notre caractère. Dépassons les justifications comptables et
confortables (domicile, mon amour). Quelque chose de sérieux, voire de
métaphysique, se donne à voir, à expérimenter, avec ingénuité. D’ici peu,
espérons-le, osons en faire le pari pascalien (un roi sans divertissement, etc.),
le spectateur pourra voir le film sitôt son tournage achevé, ou bien alors il
assistera directement à celui-ci (en une sorte de making-of organiquement intégré à la fiction, disons). Bientôt, on
se passera aussi de ces prothèses technologiques en voie quotidienne de
miniaturisation, et nos PC ou nos cellulaires actuels nous apparaîtront en
plein jour dans leur nature d’antiquités, de résidus préhistoriques d’une
relation spéculaire aux écrans encore largement soumise à l’industriel (et aux
industries, sonnantes, trébuchantes), désormais abolie grâce à l’évolution de la
recherche appliquée en biochimie.
Dans ce jeu existentiel à grande
échelle, nous materons des métrages avec notre corps, de toute notre âme
physique, reliés au projecteur intérieur. Le port USB, il faudra le chercher
sur nous-mêmes, à la fois chirurgie esthétique, au sens littéral de la
locution, et paramètre modifié en promesse d’une néo-sexualité abouchée à l’imaginaire.
Si l’on peut douter du courage politique des hackers contemporains – tandis qu’une poignée de clics suffirait à
déstabiliser les États, les économies internationales, les banques aux quatre
coins de la planète –, s’ils semblent préférer s’amuser à pirater des profils
Facebook (un honneur pour votre serviteur de constater son post sur Baise-moi sucré par l’équipe et l’éthique
d’un type devant sa fortune à un trombinoscope misogyne, confondant avec
crétinerie le napalm sur une gamine
au Vietnam et les outrages de la pédopornographie, prenant la toison vaginale peinte
par Courbet pour une preuve puritaine de représentation sexuelle ; dans un
registre similaire, Steve Jobs, camelot narcissique et pharisien – l’ordi ?
Pas pour mes petits ! – se vit canonisé en visionnaire du vingtième
siècle, Léonard de Vinci en rit encore), au lieu de vraiment renverser l’ordre
établi (ce qui s’apparenterait, jusqu’à un certain point, à un suicide, d’où l’inertie),
nous ne jouons guère les prophètes d’opérette en visualisant cela, en l’écrivant
déjà. Les questions de dématérialisation du support, de droit des contenus, de
financement des produits (à la TV, notamment, en sursis, elle aussi) nous
sembleront dérisoires, sinon incompréhensibles. La prospective ne s’arrêtera
pas là : l’expression et la consommation des « œuvres » (concept
lui-même dépassé) changeront radicalement et le cinéphile, littéralement, se
fera ses propres films (Scorsese s’effrayait de sonder la psyché de Cronenberg ;
s’il savait ce que celle du quidam
abrite en matière de monstres et de merveilles...).
La prochaine étape dans l’appropriation
par le public du gigantesque et « régulé » artefact – ces milliards d’images, de mots, disponibles dans la tour
de Babel (encore majoritairement étasunienne, certes) binaire – ne consistera
plus en une piraterie d’amateur, en un partage universel plus ou moins bien
intentionné, intéressé, moralisé (pauvre Julian Assange, Janus emprisonné dans
la caverne platonicienne), mais à céder une fois pour toutes, définitive, la
passivité du samedi, à devenir soi-même réalisateur de ses projections intimes.
On sait que, à l’opposé du présage généreux ou naïf de Coppola dans les années
80, aucune gamine munie d’une caméra électronique ne réalisa, à ce jour, un
quelconque chef-d’œuvre ; on sait également que le gros du trafic informatique
possède une connotation onaniste (les petits gars adeptes du « cinq contre un » fréquentent rarement Gallica, le site de la BNF, pas même pour y
fureter du côté de l’Enfer bibliographique). Croyons cependant qu’une
mythologie réellement adulte, évocatrice, puissante et singulière adviendra, qu’elle
ne se limitera pas à l’incarnation audiovisuelle et à satiété de fantasmes
ressassés aux relents d’opium
solipsiste. Une mythologie différente, radicalement différenciée de ce que l’on
nous inflige, avec notre consentement bienveillant, grégaire, apeuré, reste à
établir, à concevoir, à décrire. Le cinéma sensoriel, spirituel et individuel
sur lequel nous écrivons depuis deux ans, souhaitons qu’il trouve ici un champ
d’expérimentation presque infini, enfin libéré de la narration, de la
production, de la promotion, de la perfusion. Que ce passage du patchwork (les spectateurs d’une salle
de cinéma) à l’atomisation (les cinéphiles en ligne) débouche in fine
sur un futur perçu par certains en abjecte dystopie fasciste ou en inquiétante
allégorie eugéniste ne nous trouble pas (le présent, épuisant, impitoyablement nous
oppresse et nous opprime). Greffé au corps, autarcique et altruiste (l’existentialisme n’est pas un humanisme),
le cinéma de demain nous tend la main – à nous de la mordre, de la couper ou de
la saisir, histoire de sortir du simulacre de la vie avortée d’aujourd’hui.
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