The Priests : Deux hommes dans la ville
Légion fait escale au « pays du Matin calme » (ou frais, propose
Paul Claudel) ; n’hésitons pas à le rencontrer par procuration et avec
émotion…
Désormais, le Diable réside en Corée
du Sud (les mauvais esprits penchent plutôt vers le voisin du Nord ou les
États-Unis, où l’on s’apprête à voter pour lui, honteusement, affirment à
raison Springsteen & De Niro). Après l’intéressant mais inabouti The
Strangers, voici donc à nouveau une histoire d’exorcisme en Asie, ce
qui change tout, bien sûr. Laissons les sociologues épris de « septième
art » nous apprendre doctement la dimension politique et symbolique (examen de xénophobie en souvenir
collectif, blessure d’enfance en métaphore de la déchirure nationale) de cette
renaissance inattendue autant que cohérente (l’Adversaire se plaît à séjourner,
par pure perversité, dans des pays catholiques) pour célébrer un opus sud-coréen débutant par un dialogue
en italien dans une église transalpine (double séduction de votre serviteur),
éclairé avec un éclat évocateur (beau boulot de Go Nak-seon à la direction de
la photographie) en tons sombres et mordorés, dominante volontiers divisée du
métrage élégant, à la connotation hautement ésotérique (le noir et l’or,
couleurs de la sorcellerie, inondèrent jadis Lyon, ancienne capitale hexagonale
du supposé sabbat, à l’occasion ironique de la promotion affichée du Batman
de Burton). Le motif ne cessera d’ailleurs de revenir, à l’image et dans les
répliques, par exemple avec cette plongée à pic sur une rue lumineuse, rivière
urbaine bordée par les masses obscures des immeubles, avec un « Je suis la
lumière du monde » chanté annonçant le proféré « Je suis venu éteindre la
lumière du monde », avec le dialectique « Tu es la lumière qui fait
briller le mal » attribué à une prière de saint Michel.
Premier titre en forme de réussite,
adapté d’un court primé, au succès financier mérité, The Priests – pas le trio
infernal et chantant de l’imprésario di Falco, Dieu merci ! – reprend
évidemment le duo de prêtres (un curé + un diacre) et la situation centrale
(une gamine dite satanique) de L’Exorciste, incontournable tour de
force d’un William Friedkin littéralement en état de grâce (qui, dans ses « mémoires »,
se défend d’avoir réalisé un film d’horreur, préférant parler d’allégorie sur
les « mystères de la foi »). Il innove cependant et se démarque
régulièrement de l’indépassable modèle, documentaire en direct sur la blême
décennie 70. Caractérisé par une grande beauté formelle, par une douceur
calligraphique de chaque plan, y compris dans les outrages infligés à la chair
par le Malin taquin – le moment le plus troublant et le plus représentatif du
film se situe durant la cérémonie, quand la probable possédée,
incompréhensiblement libérée de ses liens au lit, effleure le bras du juvénile
soldat de Dieu, le contaminant à la manière d’une caresse –, The
Priests accumule et varie avec brio les genres, les tonalités, les
inventions, les sensations, au sein d’une structure narrative exemplaire dans l’équilibre
et la durée de la diégèse (un prologue d’un quart d’heure associé à deux
grandes parties de trois quarts d’heure chacune, le tout entrecoupé par un générique
lexical et intertextuel (Dürer, entre autres) accompagné à l’orgue et relisant
son homologue, faussement prometteur, hélas, de Mother of Tears).
Avant de basculer dans le cérémonial
capital, nous suivons un drame (la fille se suicide, se rate, sa face écrasée
sur le toit d’une bagnole) parsemé d’éléments de comédie (mention particulière
à l’insulte lancée durant sa formation par un prêtre teigneux à l’étudiant
somnolent), le cinéma coréen, on le sait, bien peu enclin à compartimenter à
l’européenne ou à l’américaine les contraires élémentaires de la « vraie
vie » au nom de l’Art, du confort hypothétique du spectateur (pauvre
petite chose, incapable de suivre deux élans opposés, qui s’émeut où et quand
on lui dit de le faire, bien dressé, tel un clébard docile, par des années de
conditionnement scopique), surtout de sa monomanie (on ne rit jamais aux
mésaventures de Regan, alors que l’on sourit à celles de Norman Bates, des
massacreurs à la tronçonneuse, du tueur belge au bagout près de chez vous et
même d’Alex irréversiblement violée). Avec habileté, Jang Jae-hyun déploie dans
un premier temps une saine trivialité miraculeusement abouchée au dogme
biblique (le porcelet possédé, épisode risible sur le papier, tétanisant à
l’écran), cette tension interne garantissant d’une part l’enracinement de la
fiction ressassée, rénovée, dans le « réel » et d’autre part
maintenant la fameuse « suspension d’incrédulité » du spectateur
lorsque se déchaînent les « forces occultes » (le film comporte une
scène d’hystérie automobile sidérante, comme un déferlement de folie mécanique,
telle une décharge sensorielle dans une raisonnée cité nocturne, préparée par
la surprise et la violence de l’accident liminaire).
Si L’Exorciste brillait de
la lumière noire de son réalisme (idée géniale des haleines rendues visibles
dans la chambre frigorifique de la petite frigorifiée), de ses visions
calmement hallucinées (Regan à genoux sur son lit de souffrances, à contre-jour
de Pazuzu placé à gauche du cadre, en bonne orthodoxie chrétienne, dans une
brume méphitique et le bras tendu vers un improbable salut), The
Priests opte pour une stylisation tissée à l’étoffe de la réalité
coréenne, ancrée dans la modernité technologique (le diacre, espion provisoire,
doit filmer le rituel et principalement les agissements du prêtre rebelle,
guère « en odeur de sainteté », en effet), fait cracher du sang
noirci (sur une Vierge à l’Enfant, sacrilège iconique, pour ainsi dire) et non
du vert vomi, ne verse pas dans l’outrance langagière et pubère (mais j’aime
spécialement ce graphique « Nous déchiquetterons l’utérus de ta
sœur ») et ose même, avant que le démon peu mélomane ne réduise en cendre
le baladeur CD, débuter son office sanitaire (ou cinglé, hurlent les
psychanalystes) sur du Bach, « machine à coudre divine », comme
disait peut-être Colette, et compositeur (sacré) favori de David Fincher, remember son usage dans sa propre
parabole consacrée aux sept péchés capitaux (œdipien duo de flics et tête
décapitée de l’épouse en variation de la décollation de saint Jean-Baptiste).
De nos jours, à Séoul ou ailleurs, ce type d’argument scénaristique, usé par le
stakhanovisme hollywoodien, ne peut que prêter à sourire, voire à ricaner,
malgré les louables efforts athlétiques d’une Jennifer Carpenter en Emily Rose
ou d’un Anthony Hopkins en adepte du rite gérontophile et prosélyte (nous
n’évoquerons pas, par charité cinématographique, le traitement du sacrement par
l’impie found footage).
L’assemblée ecclésiastique pouffe et
se lave les mains (à la Pilate, who else?) du fait divers, de la
culpabilité originelle des hommes de religion (l’écolière renversée subit la
double peine de sa possession), du curé renégat, hors-la-loi, finalement
menotté dans un véhicule policier (son arrivée au diocèse, clope au bec, regard
levé vers les fenêtres allumées, reformule visuellement celle de Merrin d’après
un tableau de Magritte, clin d’œil discret délocalisé). Kim (puissant Kim
Yun-seok, vu dans The Chaser), désabusé puis bouleversé, ira jusqu’au bout de son
calvaire (son corps porte la marque mémorielle de la défaite) et de celui de la
petite élève Young-shin (impressionnante Park So-dam, récompensée avec justice
à Busan), peu douée pour le chant choral. Secondé par Choi, un (onzième) assistant
(convaincant Kang Dong-won) hédoniste puis héroïque, il vaincra l’envahisseur
au visage entrevu (instant assez vertigineux de terreur sublime, kantienne, la
noblesse repoussante du shakespearien Malbeth en écho à celle du Darkness en
pied de Scott pour Legend) au prix de la vie de l’adolescente (les autorités se
moquent de son trépas, le commanditent presque, et le prêtre, dans un rêve
éveillé sur les marches d’un escalier, hommage architectural au
Friedkin/Blatty, nanti d’un néon clignotant à la Lynch, se voit rejoint par
l’agnelle du sacrifice en uniforme scolaire, lui avouant comme un baiser,
tandis qu’elle se penche sur son épaule, « Je suis ici pour te tuer » ;
remarquez que dans L’Exorciste, le Diable se fait d’abord entendre au grenier, qu’en
Corée, la gamine habite au dernier étage, deux exemples d’inversion spatiale de
la « psychologie des profondeurs »).
Le mélodrame, terreau fondateur de
l’horreur, surgit, éblouit, avec la perte de la sœur chérie du diacre dévorée
enfant (laisse cassée en rime avec les amarres de la prisonnière) par un chien
luciférien (relisez Faust), sa caricature profane retrouvée au domicile de l’ancien
assistant démissionnaire et dos tourné face aux misères du monde (il accusera
même son supérieur d’attouchements sur l’enfant, tarte à la crème contemporaine,
médiatique et fictive). Au deuil impossible du protagoniste, in fine
alloué avec miséricorde dans le pardon poignant (lyrisme en mineur du thème au
piano) d’un sourire de fillette, le passé ressuscité, dédoublé, dans une ruelle
enténébrée, bloc d’abîme au milieu des rassurantes (commerçantes) et
rationnelles lumières de la ville, répond la pietà d’une mère (appel primal, répété, bouleversant, du
« Maman ! ») à l’agonie devant le cadavre vivant de sa fille,
tombant, ravagée, aux pieds du prêtre impuissant. The Priests pourrait
s’arrêter là, sur la ligne désespérément plate du moniteur médical, sur la magnifique
larme de Young-shin martyrisée, sauvée, délivrée, sa pupille retrouvant in extremis
son humanité, avant que sa paupière ne se referme pour toujours. Mais il
faut se débarrasser du pourceau envoûté, nouvel hôte de l’ordure spirituelle
(quelque chose de The Thing dans cette inlassable circulation à travers les
espèces). La rivière estivale (l’exorcisme se déroule à la mi-juillet, six mois
après la neige de la Nativité), sise à l’extérieur du centre-ville (dangereux
parcours en taxi) attend son enfouissement, ses eaux veloutées, bleutées,
refermées sur le vil et innocent (notez sa blancheur précédente) animal (« Attache
le cochon à l’extérieur. C’est un restaurant où l’on mange du
porc ! » entend-on aussi, et drolatiquement, auparavant).
Notre réalisateur-scénariste décide d’achever ce
voyage sensuel et sinistre dans un enfer syncrétique (la liturgie de l’Occident
à l’Orient, la Rose-Croix à la rescousse, les « douze démons »
hautement préférables aux singes du même nombre de Gilliam, le chamanisme au
féminin, ensanglanté, la bonne sœur prénommée Agnes, de Dieu, of course, les « âmes
affamées » du bouddhisme) par un soupir et un sourire, ceux du diacre à
moitié infecté, heureusement survivant (sur un pont spectral à la Murnau,
escorté sur la bande-son par une coda quasi
militaire, correction conquérante du crime sacrificiel de Damien Karras),
ceux (en mode Mona Lisa) du prêtre guéri en route vers le commissariat (et son
suicide blasphématoire à venir « dans quatre ans », prophétise le démon), par un
frémissement des doigts de la jeune fille dans l’ambulance avec sa mère crucifiée
à son chevet. Que ce grand petit film humble et assumé, populaire et
mélancolique, se termine ainsi ne doit point nous surprendre (courez vite le
visionner où vous voudrez, sans sermon mais en VOST, s’il vous plaît) : The
Priests, dans sa radicale discrétion, dans le faisceau inflexible de
ses talents (on se gardera de répéter une fois encore ce que l’on pense du
cinéma de Corée, de sa suprématie actuelle, de sa ravissante capacité à
explorer avec ardeur des territoires ici desséchés, dévitalisés, paupérisés),
s’avère assurément un acte de foi dans les puissances du cinéma et dans
l’action d’hommes de bonne volonté, fervents et défaillants, confrontés à des
diables très familiers (si vous persistez à méconnaître votre part maudite, si
vous ignorez encore, dans le sillage de Hitchcock, Pasolini ou Morrissey, que
le monde entier s’apparente à une vaste porcherie, pourquoi continuer à nous
lire ?).
Au lecteur de découvrir par lui-même
d’autres trésors, parmi lesquels un bestiaire multiple, complice et exotique (chats,
corbeaux, rats, cancrelats, serpents, un porc atteint de « diarrhée quand
il mange épicé »), des pompes polyglottes tatouées sur l’avant-bras
estudiantin, des citations de versets numérotés, des chiffres effarants de
désastres futurs, une cloche de saint François résonnant dans l’encens (et dans
une forêt dantesque), des « sécrétions de femme » en déguisement
olfactif ou un dentifrice en bouclier nasal contre la « fétidité »
démoniaque, une barrière de sel au sol et un miroir pointé vers la gamine aux cheveux
ras de collaboratrice hexagonale. Riche d’humour (visite prévue du pape, assimilation à un mormon, « La prochaine fois, prends
un meilleur vin » asséné durant l’eucharistie, le curé comateux suite à une
crise cardiaque, affamé car possédé à son tour, s’appelle Jung, le prêtre
papote avec le chaman), de tendresse éphémère (écoute du bébé de la serveuse
enceinte du neveu), d’une poésie des abîmes aux limites de la figuration (« Tu
ne peux entendre la voix de l’étoile qui chute »), peuplé de fonctionnaires
de sacristie incrédules, peu portés sur la publicité (enviable position sociale
de la religion catholique, venue à bout de ses démons d’intolérance et
d’irrationalité), d’un doyen d’université en soutien, porté par un prêtre
« voyou », « incontrôlable », « rétrogradé en
province », « totalement négligent », de surcroît tabagique, et
un diacre « curieux », sur le chemin de l’absolution, sinon de la
rédemption, son scandale métaphysique incorporé par une démon misogyne, ulcéré car contenu dans/par une femme (« Je veux
un mâle ! », « Cette pute nous retient ici ! » en paraphes du courage
profané de l’héroïne), The Priests charme en outre par ses
expérimentations signifiantes (une ellipse de six mois dans le récit, un premier
exorcisme tenu dans le hors-champ d’une inquiétude sonore, cassette et magnétophone
à l’appui, un cauchemar « canicide », dirait Bret Easton Ellis, et
infanticide, la petite sœur poignardée dévisageant son fraternel assaillant, un
dialogue doublé à l’impératif par une gestuelle de croix).
La (triple) moralité de la fable ?
Le Mal, à l’instar de l’amour, n’existe que via
ses épiphanies, ses témoignages réifiés ou incarnés (« guerres, famines,
catastrophes » terriblement humaines) et contradictoirement se doit de
rester caché pour éviter que « même les non-croyants se mettent à
prier », les exorcistes aux oreilles sanglantes accomplissent (de leur
point de vue) une tâche surhumaine, nécessaire et cruelle, où « il n’y a
aucune récompense à la clé et personne [pour approuver leur] travail »,
comme si, simplement, « Dieu nous teste », pour reprendre les mots du
mystérieux interlocuteur téléphonique s’exprimant dans la langue de Dante. Il
suffit, on croit en avoir trop dit : le final boucle la boucle de l’ouverture
avec une mélopée de glossolalies chuchotées, tandis qu’un chant religieux apaisé,
serein, retentit doucement sur le générique de fin et se clôt sur un bel alléluia
de cinéma, équivalent joyeux du « Yes » amoureux de Molly Bloom chez
Joyce (Ulysse). The Priests, divertissement adulte,
donne donc envie de croire dans le « cinématographe » (qu’en
penserait Bresson ?) et d’œuvrer, manches retroussées, à son misérable et
somptueux salut, à la fois ange et bête (Pascal, évidement), mécréant
mélancolique et créateur de sa réalité, professeur d’une leçon de Ténèbres et cœur
rajeuni en marche vers un destin incertain, qui lui appartient enfin.
très bon film dans la mesure ou le réalisateur va à l'essentiel sans trop en faire, passé incognito chez nous, ce film a pourtant était une réussite vu qu'il est resté près de six mois n°1 au box office en 2015 en Corée, mais peut-être que avec les films sorties cette année en France nous donnera l'occasion d'en voir plus?.Pour çà attendons MADEMOISELLE de PARK CHAN-WOOK, voir si il fait mieux que ceux sortie cette année.
RépondreSupprimerOui, une oeuvre modeste et en partie pour cela assez enthousiasmante, au succès mérité, en effet, comme je l'écrivais plus haut.
SupprimerAttendons celui-ci et bien d'autres, tant cette filmographie, pour le moment, se garde divinement (ou diaboliquement) de nous décevoir - tant mieux !