Amy : Jade
Entre la liminaire rivière lunaire de Henry Mancini et l’indépendante Valerie
en coda, Asif Kapadia entend retracer, avec une transparente objectivité, l’itinéraire éclair de la « Lionne » ; hélas, l’auteur d’une
biographie renommée d’Ayrton Senna ne nous convainc pas…
En souvenir de Teri Moïse (1970-2013)
Auteur-compositeur-interprète au
talent évident, femme fragile foutrement attachante, Amy Winehouse méritait
bien mieux que cette succession d’archives, classées par ordre chronologique,
dépourvue d’inspiration, de profondeur et de perspective. Le nez collé deux
années à ses documents publics/privés, le « réalisateur » oublie de
réaliser un documentaire, se contentant, avec sincérité ou cynisme, de
capitaliser sur l’émotion à fleur de peau (tatouée) de son sujet. Les
critiques, à Cannes ou ailleurs, confondirent ainsi de façon scolaire et
paresseuse la qualité d’une artiste avec celle de son piètre portrait. Les fans n’apprendront rien, les « néophytes »
en retiendront une personnalité unidimensionnelle. Quand il n’enquille pas les
propos fantomatiques des intéressés (assez peu intéressants, en vérité,
toujours en doublon avec les images, éloquentes ou pas), identifiés mais tenus
hors-champ, l’auto-proclamé biographe s’amuse avec un drone en direction de la « maison du drame ». Ses
tentatives d’explication se limitent à énoncer par procuration un divorce
doublé (ses parents, le sien), un complexe d’Électre ou un mimétisme amoureux,
comme s’il n’existait pas mille autres raisons, davantage existentielles, de
vouloir s’auto-détruire, sciemment et méthodiquement. Durant deux longues
heures, on entend peu et pas en entier les chansons d’Amy, on esquisse à
peine la virtuosité de ses lyrics, on
délaisse l’importance de ses mélodies (Salaam Remi ou Mark Ronson, producteurs
essentiels pour elle, font de la figuration).
Ce ratage encensé démontre de manière
superfétatoire que l’on peut donner vie à un film au montage à condition de
s’appeler Eisenstein, Welles, Godard ou Peckinpah, par exemple. Que le recueil
nécrophile d’extraits audiovisuels ne délivre aucune once de vérité sur l’individu
concerné. Que monter des scènes mortes ne ranime quiconque. Que l’esprit et le
cœur d’Amy battaient dans ses disques, dans ses concerts (terrible renoncement
à Belgrade, nadir d’une carrière au couteau et point de non-retour
professionnel), plutôt que dans ses déclarations éparses, lacunaires et faussées
par le contexte spectaculaire créé par la caméra intrusive. De sa souriante enfance-adolescence
londonienne à son refuge « profané » (par papa) à Sainte-Lucie, Amy
semble avoir passé sa vie devant un objectif, souvent contre son gré. On se
gardera de blâmer son père, son mari, sa boulimie, son alcoolisme, son usage
des drogues (après tout, Sia survécut à de similaires addictions, tandis que
Kylie vainquit un cancer du sein). Un suicide, même différé, nié, demeure une
énigme limpide et une défaite victorieuse. Respectons cela, sans ricaner sur le
sort d’une pauvre petite fille riche aux origines prolétaires, éprise de jazz et de soul (telle l’éphémère Duffy, telle l’omniprésente Adele), sans
s’interroger (à l’instar d’Ivan Passer) sur ce besoin si occidental de
s’enchaîner à certaines substances, de céder volontairement sa liberté (la
jeunesse de l’Est, dans les années 60, lutta politiquement pour s’affranchir).
Ni le chapelet de témoignages, ni la structure inerte aux accents de mauvais
mélodrame (ascension rapide puis chute inexorable) ne parviennent à explorer la
psyché de la brillante songwriter/singer, moins encore le mystère spéculaire
de son art.
Quid de la sûreté calligraphique des
carnets de paroles et de poèmes, de sa clarté travaillée d’écriture verbale et
musicale ? De cette maîtrise absolue de la scène, de son chant de sirène
fracassée (on va finir par le savoir, jusqu’à la nausée), enfantine
(l’expression émerveillée, incrédule, de son regard face à Tony Bennett en duplex de cérémonie), espiègle et
parfois sarcastique (insondable ennui devant une journaliste l’associant à
Dido) ? De sa beauté sémite à la Barbra (Streisand, who fucking else ?), de son énergie et de ses doutes
(l’enregistrement très touchant, « corps et âme », en effet, au côté de l’une
de ses idoles, Tony n’hésitant pas à la comparer à Ella ou Billie) ? Rien, à
vrai dire, et très peu à entendre, à voir (« Toutes choses sont en travail
au-delà de ce qu’on peut dire ; l’œil ne se rassasie pas de voir, et l’oreille
ne se lasse pas d’entendre » affirme l’Ecclésiaste, 1 : 8). Amy Winehouse,
fille simple et compliquée, douée, moquée, célébrée, harcelée, ne se rasa pas
le crâne comme Britney, ne rencontra pas Dieu comme Daniel Darc, ne s’exila pas
à Paris comme Jim Morrison (autre membre éminent du fameux « club des 27 »,
pareillement sensible aux mots, à la fuite dans un physique méconnaissable).
Elle sombra, vaillamment, elle s’endormit et ne se réveilla pas. L’artiste
maudit, mythe petit-bourgeois (ah, ces Prométhée d’opérette, ma bonne dame, si
vous saviez), issu de l’arrogance romantique (supériorité vaguement fascisante
de la différence, de l’élection), n’existe pas. La marginalité, si, et Amy sut
s’affirmer en dehors du formatage, s’exprimer dans le sillage d’un héritage (la
musique dite noire, pour aller très vite), sans s’y soumettre.
Elle dut payer du prix de la
célébrité, de la brièveté, sa belle lumière noire désormais conservée dans
l’écrin d’une trilogie d’albums
(l’ultime posthume) dont la puissance, la plénitude et la pérennité nous
consolent (un peu) de l’incommensurable diarrhée sonore et braillée, à subir
avec constance et reconnaissance à longueur de journée, particulièrement à la
radio et sur la Toile. Cette femme infectée par des failles à la hauteur
insondable de son intégrité de musicienne, il faut la retrouver là, pas ici.
Cette « perdante au jeu de l’amour » (on y perd toujours), comète
britannique engagée sur les chemins de l’excès, détentrice d’une insupportable
sagesse (je paraphrase Blake, bien sûr), trouva le temps nécessaire (on en
manque toujours) pour donner le jour à ces journaux intimes, ces transpositions
suprêmes, ces trésors parlant à chacun et chacune (d’où son immense succès
mérité). Cela, ce biopic anémique ne
le dit pas, ou alors très mal, et il donne vraiment l’envie de réinventer
sérieusement le sous-genre, de s’extraire une fois pour toutes d’une forme
amorphe empruntée au procès ou à l’hagiographie (on frémit déjà au « 52
minutes » bientôt consacré par ARTE à la chère Françoise Hardy). Personne,
in fine, ne sait rien de personne, surtout lorsqu’il s’agit de gens
connus, reconnus, d’icônes modernes et symboliques.
À la fois drôle et pas diva, victime
et bourreau, irréductible à la vulgarité de notre temps et pourtant, en partie,
son incarnation attristée, la chanteuse continuera longtemps à se survivre, en
dépit de tous les outrages médiatiques, bien ou mal intentionnés (simulacre
général de la reconstitution, hormis quelques exceptions, dont l’oiseau de nuit
blanche selon Eastwood, évocation fraternelle et impressionniste évidemment
détestée par la pitoyable Pauline Kael). Acclamé par tout le monde ou presque
(Mitchell Winehouse apprécia modérément, salaud ou pas, on comprend pourquoi), ce
babil inoffensif, aux intentions de réhabilitation (freak avinée transformée en Cosette géniale), à la mémoire courte
ou sélective (pas une ligne sur sa générosité caritative), enrichit un peu plus
Universal, fit pleurer l’Angleterre (hypocrisie victorienne), décrocha un Oscar
et même un prix dérisoire (remis à la morte) dans la catégorie Best Film Music aux Grammy Awards (en bonus, ersatz projeté de Noomi Rapace).
On l’oubliera vite, contrairement à Amy que nous aimons, à Jade (son second
prénom) aussi jaded que la captivante
captive (d’elle-même, du regard d’autrui, majoritairement masculin) du film
homonyme de William Friedkin, joyau à bout de souffle chéri au présent par tout
vrai mélomane, flamme vivante et violente, amicale et inaccessible, éclairant
nos ténèbres partagées – Amy for ever,
oui.
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