Soy Cuba : Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Mikhaïl Kalatozov.  


Cet effréné déferlement de formalisme fastidieux nous fit souvent sourire, nous ennuya un peu, nous intrigua suffisamment pour rédiger ce texte. Conçue comme une brochure touristique (soleil sensuel, ouverture désertique et en hélico, en écho à L’Île nue) couplée à un tract  incitatif (ils volettent au ralenti au-dessus d’un cadavre vu d’en haut), la prosopopée (« Je suis… Cuba » psalmodie la voix off féminine) collaborative (La Havane & Moscou se font les yeux doux) entendait vanter la camelote castriste au lendemain de la crise dite des missiles (en matière de « cochons », le spectateur désignera les queutards US aux allures d’Aryen ou de docteur Folamour). Nul cinéphile n’ignore que Mikhaïl Kalatozov signa Quand passent les cigognes, amourette martiale et lyrique primée à Cannes ; peu savent en revanche qu’il s’agit de l’un des films préférés d’un certain Patrick Sébastien (« Ce mec, putain, il peint avec sa caméra »). Plutôt qu’à Eisenstein en visite du côté de Mexico, on songe à Marcel Camus égaré à Rio (Orfeu Negro) : même altérité du regard, même naïveté du portrait. Œuvre historique et cinématographique, fiction fichtrement fictive (des types ? Des archétypes ? À peine des silhouettes, des supports évanescents de démonstration pédagogique), film à sketches supposé engagé, Soy Cuba possède en outre une saveur documentaire (géographie des visages, des paysages, de la ville) contrebalancée par une sensation de jeu de rôle à grande échelle, de mise en scène théâtrale (distance brechtienne volontaire ou non) redoublée par les artifices d’une caméra prima donna, s’en donnant à cœur joie dans la mobilité, l’apesanteur, les axes obliques, les contre-plongées, le grand angle, le plan-séquence et le noir et blanc ultra contrasté (l’expert et directeur de la photographie Sergueï Ouroussevski à la manœuvre).


En quatre petits récits portés par des individualités (la prostituée, le paysan, l’étudiant, le soldat) inséparables de la foule, de la masse, de la collectivité, respectueuse orthodoxie communiste, nous assistons à une moralité médiévale censée nous édifier sur la nécessaire prise de conscience d’une situation (intolérable trinité de l’invasion, de la spoliation, des exécutions) maudite (le Mal polymorphe règne dans un cadre estival) dont l’unique (et fidèle) messie (laïque) se prénomme bien évidemment Fidel (le motif graphique et symbolique de la croix revient au début et à la fin). On peut certes trouver tout ceci lyrique (alibi de la poésie opposée à la philosophie, particulièrement nietzschéenne, alors que la Beauté participe toujours de la Cité), s’esbaudir devant des acrobaties visuelles propres à faire pâlir d’envie un Gaspar Noé, se gondoler face aux caricatures de Ricains et d’Européens (cerise hexagonale sur le gâteau au goût de cigare : Jean Bouise en buñuelien micheton collectionneur de crucifix), rester de marbre (tel l’homme de Wajda) face au « message » asséné avec une finesse d’aède prosélyte emporté par son inspiration sincère, son ivresse esthétique (le vent de l’Histoire, censé mettre fin à toutes les histoires, anime l’objectif, mais à moins d’être un idéaliste hypnotisé ou un mouton sentimental, on en vient finalement à faire le dos rond et à opter pour l’inertie). Il n’en demeure pas moins que le cinéma de propagande – confondu par les béotiens avec le cinéma politique – se moque toujours de l’ontologie (bazinienne) des images, de la « réalité » de la « vraie vie », qu’il vise à substituer (avec une candeur de tyran) un simulacre (jugé merveilleusement utopique) à un « mensonge » (démocratique, étatique, ploutocratique) honni (jolie scène méta de l’incendie d’un écran de drive-in sur lequel on projette des actualités dédiées à Batista en relecture du fameux prologue de La Soif du mal).


Les dictateurs (Mussolini, Hitler, Staline ou Ceaușescu) adorent le « septième art », non seulement parce qu’il divertit ces grand enfants puérils, capricieux et dangereux, qu’il satisfait leur penchant d’histrion, de tribun, de cabotin en perpétuelle représentation, mais encore parce qu’il représente, fondamentalement, un artefact démiurgique, un monde parallèle, au charme sépulcral, à portée de main et d’œil. Le totalitarisme, au-delà d’une manipulation scolaire et scopique (voire médiatique) des peuples, s’inspire (et configure) de la mimesis afin de faire advenir la praxis (enrôler le corps, asservir l’esprit), avec parfois pour résultat de troublants jeux de miroir (d’une moustache carrée à l’autre). Se limiter, dans une critique objective, non partisane, et un ressenti subjectif (pléonasme fondateur de l’expression autarcique) de Soy Cuba, à sa seule dimension graphique, calligraphique, revient à s’aveugler sur son évident discours idéologique (peu importe la réception déçue des commanditaires, l’amnésie dans laquelle il sombra depuis sa sortie, sa résurrection enthousiaste par Scorsese et Coppola). Ce film, camarade à barbe, doit te convaincre du bien-fondé de la révolution, en te présentant quatre états successifs, quatre réactions possibles une fois ton sort d’esclave dévoilé, allégorisé. De la passivité attristée, mortifiée, de la putain de cabaret incapable de se marier en robe blanche, surprise au lit à l’aube par son chéri rebelle, marchand des quatre saisons itinérant et chantant à la Fassbinder, tu passes à la colère biblique (Job, disons) et à la rage incendiaire du cultivateur de canne à sucre (amertume du sang versé pour le recueillir, nous dit la pythie invisible), détruisant sa plantation disposée sur une terre à l’odieux et paternaliste propriétaire, suppôt de l’Oncle Sam, of course (un parfum de Tarkovski, dans le style et l’imagerie, celui du Sacrifice, surtout).


Avec le jeunot rejoignant ses condisciples, qui voudrait s’improviser sniper pour dessouder l’obèse meurtrier à la tête de la police, par ailleurs faux Hardy bon père et bon mari, tu vas pratiquer la dialectique et renoncer à l’action isolée, contre-productive, tu vas comprendre qu’il faut combattre le système et non assassiner ses serviteurs. Ce qu’énoncera différemment le laboureur de la Sierra Maestra, ses mains faites pour semer, pas pour tuer, d’abord réticent puis bientôt convaincu (un bombardement aide beaucoup) de prendre le maquis, d’y écouter l’improbable radio des « insurgés », de gagner son fusil à coup de sabre (persistance du romantisme flibustier de la lutte armée). Vous noterez facilement la progression, le dessillement quasi bouddhique du scénario (tant pis si la femme se voit cantonnée à des rôles « rétrogrades » et « réactionnaires », par exemple « travailleuse du sexe », adolescente buvant, horreur, du Coca-Cola et se trémoussant de surcroît sur un air de salsa au son d’un juke-box, secrétaire d’appel à la révolte, manieuse émérite, taciturne, de pilon et cuisinière/serveuse, en sus de mère Courage). Sur ce chapitre exclusif de la victimisation, de la conversion, de la joviale émulation (risible coda gentiment homoérotique, notre troupeau de beaux barbus fraternels en marche chorale et militaire vers des lendemains enchantés,  forcément), Soy Cuba échoue (à rallier à sa cause), bien sûr, pour les raisons mentionnées supra, Mikhaïl bien moins habile à nous faire éprouver l’urgence et l’intensité du combat (« libérateur » ou pacifiquement olympique) que le théoricien Sergueï (« tous ensemble » à bord du Cuirassé Potemkine, sur le pont d’Octobre) ou l’athlétique Leni (Les Dieux du stade).


En ce qui concerne le cinéma, contemporain ou futur, le film constitue un étonnant catalogue (et résonance supplémentaire avec un récent défilé organisé en terrasse). La caméra soûle du cinéaste traverse ainsi plusieurs terrains familiers, de l’expressionnisme du thriller de l’épisode nocturne (cérémonie païenne, sexuelle, avec idoles totémiques et crooner local) au courant paranoïaque américain de la décennie 70 (victime inconsciente dans la ligne de mire du tueur-voyeur, par exemple le Scorpio de L’Inspecteur Harry, notoirement épris, lui aussi, de piscine), en passant par une dolce vita selon Fellini ou Welles (La Dame de Shanghai) aux allures de happening (quelque chose de Żuławski dans ce travelling géant, dans ce spectacle surligné, hyperbolique). Terrence Malick dut aussi apprécier le panthéisme discret, la guéguerre du final, et Walter Salles, biographe de la jeunesse aventureuse du Che, les montagnes à la végétation rase, le décor forestier du dernier acte.

En définitive, si Soy Cuba, malgré la prétention emphatique de son titre (toujours se méfier de ceux qui parlent à votre place, en votre nom, syndicalistes ou politiciens de tout bord) ne nous apprend absolument rien sur le Cuba des années 60 ni sur la vie de ses habitants (le bidonville semble un décor aussi peu crédible que la meute de marmots pourchassant le client pour quelques sous, ou les marins étasuniens tentés par un gang bang sur une « indigène »), sa valeur mineure réside dans sa capacité à tracer des ponts entre des temps et des espaces séparés, réunis au pays imaginaire et fétichiste du cinéma (cf. ce plan, réalisé via un harnais, à la virtuosité gracieuse et gratuite, débutant au sol sur un linceul, s’élevant vers des balcons, parcourant une corniche, traversant une fabrique de tabac, pénétrant le vide d’une fenêtre pour finir par longer d’autres façades, séparées par un convoi funèbre – ah, le symbole pacifique et suicidaire de l’oiseau blanc trucidé, porté en étendard estudiantin quatre ans avant Mai 68 – avant qu’un fondu au noir ne vienne interrompre son parcours). À  défaut de découvrir un film réellement singulier, personnel, révolutionnaire, à tout le moins marxiste (apport décomplexé du « genre » fantastique ou horrifique), il faudra se contenter de cette curiosité de cinémathèque, un peu insipide (United Fruit, really ?), un peu monotone, un peu vaine, pas déshonorante, pas déplaisante et pas mémorable non plus.
    

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