Les Aventures d’un homme invisible


Saint Thomas, pourquoi pas, mais pas seulement, quitte à imiter Œdipe, à jouer au voyant immanent…


Nous vivons dans l’invisible. Nous respirons parmi les ondes. Nous visitons le virtuel. Le présent nous aperçoit. Le passé nous terrasse. L’avenir nous évite. Notre corps intérieur demeure caché, à peine entrevu le temps d’une blessure, d’une opération, d’une radio, d’une échographie. Nos organes obscurs fonctionnent à l’abri de la cage thoracique, coffre fragile aux trésors repoussants. Nos nerfs, nos muscles, nos vaisseaux, nos os se dissimulent dans une enveloppe de chair et de poils au contenu essentiellement aqueux. Notre sang, notre sueur, nos larmes, notre morve, notre vomi, nos excréments, notre sperme, notre cyprine s’écoulent en preuves éphémères d’une matérialité médicalisée, monnayée, minorée. Les élans de nos cœurs, les clartés de nos esprits, les mobiles intimes de nos mouvements constituent un mystère naturel. Des spectres familiers ou étrangers nous cernent. Dans nos pas, dans nos gestes, dans nos immobilités surgissent une présence et une absence, l’évidence d’une opacité. La psychologie, la sociologie, l’économie essaient de nous définir, en vain. Les religions et les philosophies voudraient nous asservir, nous formater, nous vendre le sens et l’immortalité. Nous lisons des textes, nous écoutons des musiques, nous regardons des films, nous contemplons des tableaux dont les auteurs ne subsistent même pas à l’état de cendres. Le vent mauvais du mot de trop, du mot manquant, déchire nos confiances mutuelles mieux qu’un couteau. Ce que l’on croit chérir de tout son être s’avère une piètre passade, un souvenir minable, une vile lubie. La vanité des victoires, des valeurs et des vies nous avale et nous fait dévaler. Nos projets, nos familles, nos récits s’effilochent au contact impitoyable des jours. La nuit nous ramène toujours à la solitude, surtout au côté d’un amour endormi.

Nous survivons, nous tenons bon, nous évoluons dans une forêt fastidieuse et finalement fatale de mirages, de mensonges, de mélanges. Le fantôme de la pureté assombrit notre nourriture et notre environnement, celui de la liberté rassemble les ruines de nos idéologies. Nous voulons croire à la caverne, à la matrice, aux éminences grises, aux complots. Nous cherchons une obsédante signification à l’absurdité généralisée. Avec trivialité, nous écrivons de la poésie en flux continu, nous créons des imageries verbales et sonores en autant de superbes et dérisoires explications orphiques de l’univers. Nous voulons résoudre une énigme qui n’existe pas. Nous aspirons à sauver la lumière, la beauté, la raison, l’émotion, tandis que déferlent sur nous les folies du profit, de la politique, du terrorisme, de la maladie, de l’oubli. Nous voyons mal, nous ne supporterions guère de bien voir une seule fois pour de bon, pour de vrai. Le ballet des atomes, la mélasse de la psyché, la mort à l’œuvre, infiniment patiente, nous les envisageons avec frisson. Nous préférons les trous de serrure au grand air. Nous savourons les voiles, les écrans, les procurations, les distances, tout plutôt que les révélations inaudibles, les épiphanies infigurables, les apocalypses personnelles. Nos royaumes érigés sur le sable et la saleté s’évanouiront. Les chiens ou les loups nous évoqueront à la manière de mythes discutables, invérifiables. Nous céderons définitivement notre visibilité. Nous verrons le vide sans le voir ni le vouloir. Nous regagnerons l’anonymat des pierres inertes, des courants profonds, des cercueils en poussière.


En attendant, nous devisons, nous avisons. Nos avatars nous réinventent, nous donnent à voir d’autres nous-mêmes. Notre champ de vision s’élargit, nous maîtrisons désormais l’horizon, le ciel, les dimensions ludiques de l’espace. Nous filmons des jardins, des parcs, des vallées, des monuments. Nous voyons à travers l’objectif d’une caméra fixée sur un robot aérien. Nous volons par extension, en Prométhée de salon. Certes, parfois nous vient l’envie tragique de nous crever les deux yeux, de coudre nos vagins, de casser les jambes d’autrui, de fracasser son pare-brise ouvert sur la route en impasse. La violence nous aveugle et nous rend davantage lucide sur nos énergies nocturnes. Nous consommons de la came multiple, tels des explorateurs autarciques, régressifs, passifs. Notre réalité nous déprime au point de la fuir à dose régulière de laideur, de vulgarité, de dévalorisation. Nous voir en peinture relève de la torture. Croiser notre prochain revient à subir un miroir mesquin. On rase les murs, on s’abolit derrière une barbe ou un turban, on surfe à fond avec l’entêtement d’un mouton. La femme inaccessible, je vais l’insulter. La femme que je possède, je vais la dégrader. La société oppressante, affligeante, méprisante, je vais lui apprendre à mieux me traiter, me parler, me regarder comme pour la première fois. Tu vivras dans la terreur, tu n’en croiras pas tes yeux. Tu deviendras visible grâce au spectacle de tes actes. Tu t’extrairas de la masse indiscernable, tu réaliseras tes visions. L’invisible, son parfum morbide, on le saisit à l’hôpital, en prison, dans des guerres peu couvertes. Ne nous montrez pas cela. Nous nous infligez pas leurs témoignages, leurs bavardages, leurs babillages. Ce que nous ignorons ne nous atteint pas. Ce silence nous console.

La misère, la férocité, l’indifférence, nous en détournons le regard, nous n’y pouvons rien, il ne faut pas s’y arrêter. À l’invisibilité des pauvres, des perdants, des vieillards répond celle de nos malheurs, de nos humiliations, de nos rêves ravalés. Le cinéma, cérémonie mécanique, fête funèbre, aveuglement volontaire et correction de cataracte,  élabore un art visible de l’invisible. Le cinéma devrait dévoiler l’immensité du hors-champ. Le cinéma nous séduirait à démonter le réel et ses représentations. Le cinéma, suffisamment puissant pour cela, grandirait à troquer l’histoire ordonnée, rabâchée, au profit du chaos sensoriel, de la frénésie racée. Une large part des sorties du mercredi ne mérite pas d’être vue, relayée, commentée. N’allez pas voir – ou alors allez-y, oui, puisque ci-gît votre libre arbitre – ce fatras de produits, de compromis, de petits nantis. Avalisez l’invisible, enquêtez sur la rareté, ne vous contentez plus du convenu. La transcendance nous enseigne à dépasser les signes du monde et du temps, sinon à les mépriser, pourtant notre unique richesse vite évaporée. Pas de seconde chance, pas de nouvelle prise, pas de rafistolage au montage : il ne circule aucune copie ni version alternative de nos biographies singulières, orphelines, écourtées. Tout se passe ici et maintenant, dans la lourdeur des humeurs, dans la légèreté du clavier. Visiblement, le film finira mal, on le sait bien, on connaît déjà la fin. Délaissons avec orgueil l’illusion apaisante du dénouement heureux, de la concorde œcuménique. Cessons d’écrire sur le cinéma pour en faire autrement, pour vivre enfin différemment. Les films visibles, les films invisibles, les films que l’on regrette d’avoir vus et ceux qu’il nous reste à voir avant l’ultime fondu au noir, qu’ils aillent, provisoirement et gentiment, se faire foutre.


L’âme, les armes, le sésame, les réclames, rendons-les invisibles une seconde. Et qu’importe la rencontre incarnée, les occasions manquées, la réclusion de saison, le fascisme de la transparence. Dans la glace n’apparaît jamais que le reflet. Sur grand écran ne s’animent que des fantômes imitant les spectateurs, annonçant leur proche passage de l’autre côté hypothétique. Vois ce que tu vaux, provoque tes métamorphoses, goûte à la discrétion. L’invisible suprême vit en toi, te convoque et t’identifie au-delà de la panoplie des visibilités. Sur la neige, sa marche se manifeste en creux ; sur fond flou, des bandages délimitent sa face. Un fugitif américain féconde sa blonde compagne souriante. Dans le laboratoire hollandais, le cobaye voyeur se tord de douleur et d’extase. L’invisibilité, stimulant et spéculaire matériau littéraire, ne pouvait en effet qu’inspirer perversement un art majoritairement de la monstration, de la figuration, de l’attestation. Choral et musical plan bleu britannique, stroboscopie de boîte de nuit rectale, ténèbres liquides d’une piscine animale, sainte iconique et soleil satanique, horreur hôtelière en plein jour ou torrents d’amour entre frère et sœur – l’invisible se manifeste et s’évanouit, sis entre la caresse et le crucifix, le document et la disparition, le caniveau et les étoiles. Le cinéma nous voit, nous dévoie, nous envoie au diable certainement. À nous de voir ce que nous voulons voir de lui, comment et à quel prix. À nous d’agir dans les marges et au centre de sa périphérie. Puis d’opter, en secret partagé, pour une irréversible invisibilité.  

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