Moi, Daniel Blake : Un monde sans pitié

 

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Ken Loach.

Dès le début, un modèle de dialogue dérisoire et drolatique, la voix du survivant s’élève d’entre les ténèbres et donc d’outre-tombe : Moi, Daniel Blake (2016) ou la « chronique d’une mort annoncée », durant un instant de ciné, de solidarité(s) dissipée, in extremis, sur le seuil de la justice, vite définitive, au miroir mouroir, aux toilettes suspectes. Blake ne se prénomme William et ne cède au Ciel, se fiche de l’Enfer, de leur mariage, le sien, tout sauf parfait, fi d’enfant, démoli par la cyclothymie, la maladie, puis par un deuil le laissant « perdu », démuni. Ce charpentier ne s’appelle pas non plus Joseph et sa Marie Madeleine à lui répond au nom de Katie, elle fera in fine la putain afin d’alimenter, de réchauffer ses attachants gamins. Tandis que le pharisaïsme du capitalisme étudie son dossier, que Cameron mime Caïphe, Daniel, peste d’ancêtre prophète, ne fuit des fauves, Suzanne ne sauve, il troque le « chemin de croix » contre le « parcours du combattant », il expérimente l’humiliation de l’administration et la « fracture numérique », il crève du cœur, symbolique anatomique du bonheur et du malheur d’un « taggeur » à « pointeur ». Piégé par la « vaste plaisanterie » sinistre et cynique de la privatisation du système public de protection britannique, secoué par les menaces à répétition d’économique sanction, Daniel se gèle, brade ses meubles, découvre bouleversé la vaine voleuse Katie en « travailleuse du sexe » honteuse. Dans cette scène assez superbe, mélange de démonstration et d’émotion, de quoi disposent les pauvres paupérisés alors, sinon de leur propre corps, à vendre ou louer encore, la jeune femme, qui « merda à l’école », lui demande de ne plus lui « montrer son amour », de ne plus la revoir, de ne pas la faire choir, faiblesse de la tendresse.

Auparavant, autre moment de basculement, notre Londonienne guère sereine, très affamée, mangeait avec sa main, en catimini, le contenu d’une conserve pas cuit, situation par le cinéaste à moitié organisée, observée, petit précis d’art poétique et politique, leçon de réalisation et d’interprétation, à la fois libre et directive. La défense de tribunal, écrite au crayon, tant pis pour le pénible « atelier CV », se transforme fissa en épitaphe personnelle, presque à la John Merrick (Elephant Man, Lynch, 1980), en éloge de poche, à lire aux témoins du matin, adieux de « gueux » moins onéreux, mon Dieu. Toujours en compagnie de l’incontournable scénariste Paul Laverty, cette fois-ci flanqué du directeur photo Robbie Ryan (Isolation, O’Brien, 2005, Philomena, Frears, 2013 ou le doublé d’Andrea Arnold, Red Road, 2006 + Fish Tank, 2009), bien servi par et au service d’un cast choral impeccable, Loach délivre un mélodrame familial non dénué d’humour, documenté davantage que documentaire, doté de techniques de survie déguisées en trafic d’Asie, de générosité désintéressée, pas inintéressante. N’en déplaise à ceux qui le détestèrent, Moi, Daniel Blake ne s’avère jamais misérabiliste, s’apprécie parce que point manichéen, débarrassé de l’obscénité du pathos européen, hollywoodien. Il séduit aussi en prélude possible à Sorry We Missed You (2019), (re)lisez-moi ou pas, comme mise en fiction d’une sociale régression, retracée en parallèle par L’Esprit de 45 (2013), voire en développement inversé du novateur Cathy Come Home (1966), jadis diffusé à la TV. Catho, Kenneth ? « Idéologue », Loach ? Un véritable cinéaste et à défaut d’un gros démago, d’un pensionnaire « palmé », d’un infaillible saint, l’infatigable « citoyen » certain au milieu d’un monde immonde, écho à sa victime active, fraternelle et « universelle », succès insoupçonné à l’étranger à la clé. 

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